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![]() Actes Sud - 398 pages 19/20 Notre monde présent à fleur de peau ![]() Robin est un enfant à part, sujet à des problèmes de sommeil, à des crises violentes pour un oui ou un non et supportant difficilement le bruit et les objets mal rangés ; à côté de cela, il dessine avec un talent rare pour son âge, possède une mémoire exceptionnelle et peut rester des heures durant concentré sur un sujet qui lui plaît. Son père n'est jamais parvenu à identifier avec précision la pathologie dont il souffre car les médecins eux-mêmes ont posé différents diagnostics sans jamais donner d'avis définitif : TOC, troubles de l'attention, Asperger, ... Pour aider son enfant extrêmement sensible et réceptif à la nature, Theo l'emmène en vacances dans les Smoky Mountains. Là, de l'infiniment grand à l'infiniment petit, les deux hommes se passionnent autant pour notre vaste univers et la découverte des exoplanètes que pour la magie de la photosynthèse chez un végétal : « Les lois qui régissent la lumière d'une luciole dans mon jardin où j'écris ces mots ce soir sont les mêmes qui régissent la lumière émise par l'explosion d'une étoile à un milliard d'années-lumière. Le lieu ne change rien. Ni le temps. » Le soir, ils s'évadent en imaginant d'autres planètes où la vie s'exprimerait de façon radicalement différente de celle que l'on connaît sur Terre. Leurs rêveries sans limite se terminent toujours par une petite prière avant d'éteindre la lumière : « Puissent tous les êtres sensibles être exempts de souffrances inutiles. » Tentant le tout pour le tout face aux difficultés de son fils qui l'éloignent régulièrement du système scolaire et le rendent de plus en plus dépendant aux psychotropes, le scientifique contacte Martin Currier. Ce dernier dirige un laboratoire de neurosciences sur le même campus : il y développe une technique permettant, grâce à l'imagerie cérébrale couplée à l'Intelligence Artificielle, de reprogrammer des sujets selon des modèles émotionnels cibles. Robin apprend ainsi à reproduire ceux de sa défunte mère qui avait elle-même participé à une expérience chez son ami Currier avant sa disparition. Les progrès sont fulgurants, le petit garçon connaît de moins en moins de crises ou de difficultés ; il s'apaise de façon impressionnante. Cependant, le monde est tel que la bêtise de certains, agissant en révisionnistes de la science, va conduire l'expérience ailleurs que sur sa lancée initiale pourtant si prometteuse... Sidérations est un livre d'une très grande sensibilité et acuité sur le monde qui nous entoure. Il rend compte de façon étonnamment prégnante du basculement d'époque qui s'opère actuellement. Les années 2020 sont en effet la preuve qu'il fallait semble-t-il à certains pour comprendre que les alertes émises dès les années 70 étaient sérieuses tant les changements sont maintenant visibles au quotidien. Virus, réchauffement climatique, disparition de la biodiversité, guerres et dictateurs en tout genre avec leur vision ringarde et idiote du sens de la vie, tout cela est abordé dans ce roman majestueux. Richard Powers a réussi avec brio et profondeur à mettre en place une relation père-fils émouvante au sein d'un monde en totale décomposition voué à disparaître. Même notre société marchandisée et numérisée à outrance participe de cette décrépitude : « Les amitiés se mesuraient en partages, en likes, en liens. Poètes et prêtres, philosophes et pères de jeunes enfants : nous étions tous engagés dans un business total et sans fin. » Bref, dans ce récit on croise Inga Alder, double fictionnel de Greta Thunberg, on relit Des fleurs pour Algernon, on se promène dans la Voie Lactée et bien plus loin, on apprend à identifier les oiseaux qui nous entourent et à prendre de la hauteur sur des questions existentielles dont sans doute la plus importante depuis la nuit des temps : sommes-nous seuls dans l'univers ? Et Powers de faire rêver son fils et par la même son lecteur : « Je lui expliquai ce que pensaient désormais certains astronomes : un milliard au moins de planètes avaient eu autant de chance que la nôtre, rien que dans la Voie Lactée. Dans un univers qui s'étendait sur quatre-vingt-treize milliards d'années-lumière, les Terres Rares poussaient comme du chiendent. » L'auteur américain, sans apporter de réponse, parvient ainsi à donner des pistes stimulantes et à apporter une vision rafraîchissante du fameux paradoxe de Fermi ! Et du côté des phrases vertigineuses, il excelle et se plaît à remettre ses personnages à leur place lorsque, ceux-ci étant à bord d'un taxi, il décrit : « Je nous sentais voyager sur un petit engin se frayant un chemin dans la capitale de la superpuissance planétaire dominante sur la côte du troisième continent en taille d'un modeste monde rocheux sur la bordure interne de la zone habitable d'une étoile naine de type G située à un quart de chemin de l'extrémité d'une vaste et dense galaxie spirale barrée qui dérivait à travers un groupe local clairsemé en plein centre de tout l'univers. » À l'époque où certains scientifiques sortent de leur objectivité, à l'image du climatologue de la NASA Peter Kalmus, le narrateur Theo Byrne incarne parfaitement le nouvel héros moderne tout à la fois plein d'humilité, de contemplation et de détermination pour sauver ce qui peut encore l'être. Un livre flippant et fascinant à la fois. [Critique publiée le 10/03/23] ![]() L A T R A V E R S É E D E S T E M P S | PARADIS PERDUS (tome 1) Éric-Emmanuel Schmitt - 2021 Albin Michel - 564 pages 18/20 Roman initiatique au Néolithique ![]() Ayant traversé les temps jusqu'à aujourd'hui, ce témoin de l'histoire de l'humanité est inquiet face aux nombreux défis qui se dressent et aux risques encourus par l'homme. Il décide alors de coucher par écrit sa longue existence qui a débuté au début du Néolithique près d'un lac... À cette époque, Noam vivait dans un village lacustre dirigé par son père Panoam qu'il admirait. Lorsqu'arrivèrent le guérisseur Tibor et sa fille Noura, venus chercher refuge dans leur communauté, la vie de Noam fût bouleversée : totalement sous le charme de Noura, il découvrit la véritable identité de pervers narcissique de son père qui décida arbitrairement de prendre Noura pour seconde épouse en plus de sa femme Helena. C'est auprès de son oncle, vivant caché dans les bois depuis une altercation avec son frère Panoam, que le jeune homme trouva alors refuge et affection. Barak, devenu son père par procuration, lui enseigna ainsi la vie dans la nature sauvage et lui fit faire la connaissance des chasseresses, des femmes indépendantes et nomades vivant à l'abri de grottes. En plus d'être confronté à de très nombreuses péripéties familiales au sein de son clan ainsi que de devenir père, Noam découvrit la montée constante et régulière du niveau du lac nourricier autour duquel de nombreux villages avaient organisé leurs activités. Devenu chef de son clan, il prit alors la décision de bâtir des embarcations pour se préparer à la transformation de son environnement et protéger sa famille ainsi que sa communauté du déluge annoncé... Quelle épopée ! J'avoue avoir été perplexe au début sur le ton pris qui me paraissait léger, voire frivole au regard de ce que promettait la quatrième de couverture : « Faire défiler les siècles [...] comme si Yuval Noah Harari avait croisé Alexandre Dumas. » Cela me semblait trop romancé, trop manichéen. J'ai également ressenti quelques appréhensions sur la fréquence des rebondissements semblant un peu trop servir le récit et le risque d'utilisation déraisonnable de ficelles scénaristiques. Mais finalement ces craintes se sont progressivement envolées... Car les pages s'enchaînent, l'architecture générale d'un récit qui se déroulera sur huit tomes commence à se distinguer dans toute sa richesse, les connaissances sur le Néolithique se mettent à affluer, les personnages deviennent véritablement attachants et la fin se montre passionnante en parvenant à mettre en relief les dernières découvertes archéologiques qui expliquent l'épisode du Déluge si bien conté et démythifié par Noam lui-même. Bref, le lecteur se trouve petit à petit embarqué par Éric-Emmanuel Schmitt qui se révèle être un conteur passionnant. Jamais pédant, son parti pris d'utiliser une trame romanesque préserve le lecteur de sombrer dans un livre à dimension universitaire tout en lui faisant acquérir de nombreuses connaissances. Même ceux qui ne sont pas férus de la période Néolithique découvriront un pan passionnant de notre histoire commune durant lequel ont eu lieu des transitions capitales concernant l'organisation de la société qui expliquent toujours aujourd'hui le monde contemporain. Concernant les nombreux rebondissements, ils sont utilisés avec intelligence pour servir l'histoire et lui apporter le rythme et la fluidité indispensables dans un projet littéraire d'une telle envergure. Il faut aussi y voir cette filiation à Alexandre Dumas dont l'auteur se réclame et sa passion pour le théâtre qui éclaircit justement sur ces « coups de théâtre » qui surgissent régulièrement ! J'ai même ressenti, malgré l'absence d'image, un style bande dessinée... Cela est certainement lié à la dimension manichéenne appuyée, à la candeur de plusieurs personnages et à la profusion d'images que l'auteur sait faire naître avec tant de talent. Schmitt dit s'être lancé dans le projet de sa vie, celui auquel il réfléchissait déjà il y a presque quatre décennies ! Ayant amassé tout ce temps durant des connaissances dans de nombreux domaines, il nous plonge aujourd'hui dans l'histoire vertigineuse de l'humanité. En revisitant les grands mythes fondateurs de l'Ancien Testament, il raconte notre passé en décryptant les nombreuses interprétations qui ont fini par noyer totalement la réalité au profit des grands textes religieux. Ainsi Paradis perdus revisite l'épisode de l'arche de Noé sauvant tous les animaux de la création à travers le périple de Noam qui, suite en réalité à la fin de la période glaciaire faisant déborder la Méditerranée dans la Mer Noire, embarque à bord de radeaux pour ne pas être englouti. Ce premier volume de La traversée des temps aborde dans un style littéraire soigné énormément de sujets dont la transformation de la réalité en mythe ou le rapport de l'homme à la nature qui d'un animisme respectueux est parvenu à une domination destructrice. Hymne à la nature et à l'amour à travers Noam et Noura, faisant la part belle à la grande aventure, celle qui offre une vraie évasion, il y a un sentiment de fraîcheur et de renouveau à la lecture de ce livre qui s'écarte avec brio d'une production littéraire française parfois un peu trop sclérosée. [Critique publiée le 10/03/23] ![]() L ' Î L E D E S Â M E S Piergiorgio Pulixi - 2019 (traduit de l'italien par Anatole Pons-Reumaux) Gallmeister - 556 pages 18/20 Meurtres rituels en Sardaigne ![]() L'homme pressent une issue fatale à la nouvelle disparition qui mobilise de nombreux enquêteurs. Il contacte l'inspectrice Mara Rais, rétrogradée aux affaires classées de la police de Cagliari, pour lui faire part de sa volonté de voir ses enquêtes perdurer malgré les années qui les effacent des mémoires. L'homme est en effet tombé gravement malade et ne pourra pas élucider ces homicides que sa femme pense être la cause de son cancer. Accompagnée d'Eva Croce, sa nouvelle coéquipière spécialisée dans les sectes et les meurtres rituels, Mara Rais va commencer à investiguer sur l'ensemble des « cold cases » de Sardaigne et inévitablement être entraînée, par l'effervescence autour de la disparition de la jeune Dolores Murgia et l'obsession de Barrali, dans l'étude de ces deux meurtres rituels dont les victimes n'ont jamais été identifiées et qui, à chaque fois, ont eu lieu sur des sites paléosardes nommés « nuraghes ». Parallèlement est relatée l'histoire de la famille Ladu vivant dans l'arrière-pays de l'île italienne et dont les liens de consanguinité reliant les membres témoignent d'un très fort repli social et culturel. Ces deux histoires, la principale étant l'enquête policière menée depuis Cagliari, vont amener petit à petit le lecteur à comprendre les secrets qui entourent les meurtres rituels de 1975 et 1986 ainsi que la disparition de Dolores Murgia. Dès les premières pages, le rythme est lancé et prenant. Des chapitres très courts cultivent l'addiction du lecteur jusqu'aux dernières révélations inattendues. La relation souvent explosive entre les deux policières Mara Rais et Eva Croce apportent régulièrement des notes d'humour à travers des dialogues parfois savoureux. Enfin, notons l'excellente qualité littéraire de la traduction en français assurée par Anatole Pons-Reumaux qui rehausse l'histoire à travers un texte très élégant dont voici un court exemple : « Bastianu observa les vallées immaculées qui s'étendaient à perte de vue et s'éveillaient sous les caresses de la lumière albescente. » [Critique publiée le 10/03/23] ![]() A M O U R N O I R Dominique Noguez - 1997 Gallimard - 183 pages 17/20 Quand l'Amour rend esclave ![]() Cela signe le début d'une histoire d'amour tumultueuse faite de départs, de retours, de passions et de souffrances. Car Laetitia, c'est le prénom de cette divine créature, est changeante comme le dit si joliment la chanson La donna è mobile dans l'opéra de Verdi. Totalement fasciné, le narrateur ferme les yeux sur les signes qui annoncent dès le début les angoisses à venir. Laetitia peut ainsi disparaître du jour au lendemain après une nuit d'amour inoubliable, se trouver soudain au bras d'un autre homme dans la rue ou échanger ouvertement au téléphone des mots laissant entendre d'autres relations amoureuses. Son caractère inconstant la rend tantôt silencieuse ou méprisante, tantôt pleine de projets enchanteurs, riante et aimante. C'est ainsi que, lors d'une escapade à Cambo-les-Bains où se situe la magnifique demeure d'Edmond Rostand, peu de temps après leur rencontre le narrateur rapporte ses inquiétudes : « Il faudrait toujours compter avec cette effarante dureté qui la mettait soudain, pour des journées et même, hélas ! des semaines, hors de prise - même pas ricaneuse (car le ricanement marque encore une espèce d'intérêt négatif), mais muette, glacée, hyperboréenne, inaccessiblement ailleurs, dans une autonomie absolue qui est l'empêchement absolu de l'amour. Bref, j'avais déjà, en cet après-midi à Cambo, la preuve qu'elle m'en ferait beaucoup endurer. » Éric, subjugué, s'enfonce pourtant à corps perdu dans cette relation mortifère faite de hauts et de bas. Malgré des instants fusionnels qu'il décrit avec nostalgie, il ressasse davantage les pénibles moments qu'il a traversés car « la mémoire est oublieuse du bonheur ». Leur voyage au Japon est par exemple un véritable cauchemar lorsque la belle disparaît durant plusieurs jours et revient juste avant leur retour sans donner de véritable explication. Pareil à Barcelone avec un nouveau jeu du chat et de la souris. Éric est tellement accroc qu'il ira jusqu'à la chercher au Québec après une longue et nouvelle disparition. Une nuit, dans un état second, il imagine même tuer la femme qu'il aime pour mieux la posséder : « Et j'en vins à songer que l'assassinat est le plus bel acte d'amour, celui où l'amant sacrifie sa vie à l'aimée en même temps qu'il la lui ôte. Enfin la volage est calme, immobile, sereine, à sa merci, aimante même, comme jamais. » Cela m'a fait penser à la première trilogie de Yann Moix sur l'amour fou et en particulier au titre Anissa Corto qui pousse cette affreuse idée jusqu'au bout. Le roman présente l'ensemble des épisodes de cet amour noir qui ont conduit le narrateur aux limites de la folie sous la forme d'une longue rétrospective aux allures psychanalytiques. Dominique Noguez a tissé cette histoire dramatique en prélevant son substrat dans Les derniers jours du monde publié en 1991 aux éditions Robert Laffont. Ce roman total entremêlait les souvenirs de l'amour perdu avec Laetitia et la menace d'événements chaotiques et tragiques qui frappaient soudainement la planète. Amour noir reprend ainsi littéralement des passages de son livre géniteur et devient une entité propre totalement décorrélée de la partie « fin du monde ». Il peut ainsi se lire de façon complètement indépendante. Le grand écrivain nous livre les états d'âmes torturés de son personnage à travers une analyse cérébrale remarquablement écrite. Le style est précis, rigoureux et fait honneur à la langue française. Noguez était un intellectuel curieux et exigent. De nombreuses références parsèment les pages et leur offrent ainsi une dimension culturelle qui ravira les lecteurs à l'affût de grands textes contemporains. Ce titre a obtenu le prix Femina en 1997. [Critique publiée le 10/03/23] ![]() J A N U A V E R A Jean-Philippe Jaworski - 2007 Folio - 488 pages 19/20 Une formidable plume au service d'un imaginaire florissant ![]() Le premier récit remonte aux origines du royaume à travers les cauchemars du Roi-Dieu de Leomance. Le lecteur découvre un homme sombre, envahi par la solitude, mais qui demeure arrogant en ne cessant de vouloir étendre son empire et en s'extasiant sur l'architecture ostentatoire de Chrysophée, sa merveilleuse cité qu'il domine depuis son gigantesque palais : « Elle semble étaler à l'infini le réseau de ses avenues, de ses canaux, de ses jardins. Du grouillement des chaussées à demi pavées, des baraquements d'artisans, des échafaudages noirâtres, une formidable éruption de marbre s'élance à l'assaut des nuées. Façades hautaines, portiques écrasants, beffrois aériens, clochetons vertigineux, toute la ville chante l'ivresse démesurée de son souverain. Par milliers, maçons, charpentiers, géomètres, architectes, artistes, chevaux de bât, portefaix, terrassiers se répandent dans les artères du grand rêve divin. Ils affluent, ils s'agitent, ils s'échinent, tout un peuple d'insectes laborieux. » La seconde histoire est la plus volumineuse et a donné lieu en 2009 à la publication d'un roman conséquent titré Gagner la guerre. Mauvaise donne est une nouvelle qui introduit le futur roman en faisant découvrir le personnage haut en couleur de Benvenuto Gesufal évoluant dans la superbe cité maritime de Ciudalia. Batailles pour le pouvoir, conspirations, trahisons, meurtres, tortures sont les ingrédients mis en scène avec brio par l'auteur pour nous conter l'histoire de ce tueur à gages chargé, par une guilde d'assassins, d'éliminer un inconnu qui va se révéler être une personne de rang capital au sein de la république. Les autres textes nous font poursuivre le voyage et nous montrent différentes contrées du Vieux Royaume à travers le regard et la sensibilité de nouveaux personnages bien différents les uns des autres. Le service des dames raconte l'épopée du chevalier Aedan, de son écuyer et de son page qui, pour rejoindre le comté de Brochmail, doivent traverser la rivière du Vernobre dont le pont est devenu un enjeu stratégique à l'origine d'un meurtre. Ce roman courtois se transforme rapidement en une histoire de vengeance dans laquelle Aedan met un point d'honneur à conserver son esprit chevaleresque envers et contre tous. Il y a aussi ce rude barbare, Cecht, qui combat un chevalier avant de s'enfuir dans la sombre et dense forêt du Chevéchin où est voué un mystérieux culte magique à une Vieille Déesse. Cecht, perdu dans la nuit, rencontre la sorcière qui va l'amener à révéler ses secrets intimes les plus profonds... Suzelle, quant à elle, est une pauvre enfant que l'auteur va faire grandir en nous montrant ses vicissitudes et ses espoirs déçus. Voici un conte tel qu'on le concevait au XIXe siècle brossant ici avec talent le portrait d'une vie assez banale faite de désillusions comme chacun peut en connaître. Jour de guigne évoque avec humour les mésaventures de Maître Calame qui enchaîne les contrariétés en commençant par casser la clé lui permettant d'entrer dans son logis. Dans la bonne ville de Bourg-Preux, l'homme occupe la fonction de copiste-adjoint polygraphe à l'Académie des Enregistrements. Il retourne non sans mal au scriptorium où il travaille afin de vérifier l'hypothèse qu'il a en tête quant à la guigne qui s'abat sur lui ce jour-là : le « Syndrome du Palimpseste » ! Le parchemin qu'il vient d'utiliser est en effet recyclé et, malgré son grattage, quelques anciens mots de sorcellerie sont encore visibles ! C'est la panique dans la vieille institution et Maître Calame devient aussitôt pestiféré. Les deux dernières nouvelles, Un amour dévorant et Le confident, content respectivement l'histoire de deux individus qui errent désespérément dans la forêt de Noant-le-Vieux à la recherche d'une jeune femme nommée Éthaine et la tragique fin d'un homme entré dans le clergé du Desséché s'enfermant dans l'obscurité, le silence et la privation de nourriture afin de pratiquer son ascèse. Jean-Philippe Jaworski est professeur agrégé de lettres modernes dans un lycée. Totalement fasciné par Le seigneur des anneaux, il a conçu dans les années 80 des jeux de rôle se déroulant dans l'univers de Tolkien. Alliant son imaginaire foisonnant à son goût pour la littérature, il publie ce premier recueil de nouvelles en 2007 qui dévoilent par petites touches le Vieux Royaume. Janua Vera a obtenu le prix du Cafard Cosmique en 2008, une récompense décernée par un ancien site Internet de très grande qualité traitant des littératures de l'imaginaire. L'auteur livre un ensemble d'histoires cohérent par les quelques liens subtils qu'elles tissent entre elles, conférant par là-même une unité propre au monde imaginé qui les englobe. Les fictions sont riches, foisonnent d'idées, mettent en scène des personnages charismatiques dans des décors soignés et réalistes. Évidemment, le format de la nouvelle force à condenser certaines informations que l'on aimerait parfois voir approfondies. Jaworski a certainement dû ressentir cette contrainte lorsqu'il a repris le contexte de Mauvaise donne, mesurant cent-trente pages environ, pour accoucher d'une histoire s'étendant sur près de mille pages ! À ce jour, il travaille entre autres sur un récit complet au sujet du Chevalier aux Épines, héros de Le service des dames. Mention spéciale aux textes Jour de guigne pour l'humour et la justesse, Le services des dames pour l'immersion totale dans l'univers de l'amour courtois et Mauvaise donne dont les premières lignes sont comme une ouverture d'opéra. Elles prennent le lecteur par la main pour l'entraîner dans les ruelles de Ciudalia. On voit le décor, on sent les odeurs, on entend les clameurs ! J'aime lorsqu'un roman vous met une claque narrative dès le premier paragraphe. [Critique publiée le 10/03/23] ![]() G A G N E R L A G U E R R E Jean-Philippe Jaworski - 2009 Folio - 979 pages 17/20 Complots et trahisons au sein de la République de Ciudalia ![]() Le tueur, sur ordre de son maître, va déclencher un brutal retournement de situation en assassinant un membre important de la République, le patrice Bucefale Mastiggia, au cours d'un dernier assaut des forces ennemies. Capturé par le camp opposé, Benvenuto est alors chargé de négocier avec le chah Eurymaxas qui est le souverain de Ressine. La route sera longue et parsemée d'embûches et de coups avant qu'il ne revienne, défiguré, à Ciudalia rendre compte de sa mission au Podestat Leonide Ducatore... D'autant plus que personne n'est tout noir ou tout blanc dans cet univers où les puissants se livrent à des luttes intestines sans états d'âme. Benvenuto devra louvoyer, grâce à son intelligence, entre les terribles obstacles sans cesse dressés devant lui. À ce sujet, la scène de fuite sur les toits de la cité de Ciudalia est particulièrement spectaculaire, cinématographique et digne de Dumas. Jean-Philippe Jaworski reprend ici le héros de sa nouvelle Mauvaise donne publiée dans l'excellent recueil Janua Vera deux ans plus tôt. L'histoire est sans répit durant près de mille pages oscillant entre scènes de combat, beuveries dans les tavernes, tortures, peines de prison, courses-poursuites et même viol ! Notre héros n'est pas un tendre et ne cherche pas à l'être ; il veut surtout sauver sa peau pour survivre dans cet univers retors et guerrier. L'intrigue imaginée par l'auteur est très dense et fait la part belle aux complots politiques dans un état ressemblant à celui des cités italiennes de la Renaissance. Au niveau de la forme, le style est très beau et soigné. Beaucoup d'écrivains contemporains devraient en prendre de la graine ! J'avoue tout de même que mon intérêt pour l'histoire s'est un peu émoussé dans le dernier tiers de ce pavé approchant les mille pages. Car il faut tenir lorsque l'intrigue devient à plusieurs reprises vraiment complexe, que les nombreux personnages tirent les ficelles dans toutes les directions et que le rythme ne laisse aucun répit. Contrairement aux textes du recueil Janua Vera, et c'est un paradoxe auquel je ne m'attendais pas, le propos bien que sur un format long est ici resserré. Je m'explique : les moments de respiration pour le lecteur manquent ; la lenteur, la contemplation de paysages sont trop rares. Et pourtant, Jaworski sait le faire avec merveille. Il suffit de lire le retour de Benvenuto dans sa ville natale, c'est admirable : « C'est seulement en doublant ces deux îles que se dévoile enfin, languissante et littorale, la courbe sensuelle de la cité. Au-delà du port, au-delà de l'industrieux désordre de ses mouillages, de la forêt de mâts et de vergues, le front de mer expose en sourire éclatant ses façades blanches. Un peu partout, des rues en pente s'enfoncent à l'intérieur de la ville ; par contraste avec la luminosité maritime, l'ombre qui règne dans ces axes paraît mystérieuse et accueillante, comme s'il s'agissait des corridors monumentaux d'une cité palais plus que de la voirie malpropre des bas quartiers. Au-dessus, c'est une marée de toits qui part à l'assaut des collines ; une mosaïque dense et montueuse, un océan de tuiles rondes, ocre comme le téton d'une fille brune. » En parlant de filles, leur présence est aussi trop rare ; c'est un univers de mâles et, pour rejoindre mon propos précédent, cette absence féminine ne rajoute pas cette touche de sensualité qui aurait pu, selon moi, ralentir le rythme. [Critique publiée le 10/03/23] ![]() D I X L É G E N D E S D E S Â G E S S O M B R E S Jean-Marc Ligny - 2022 L'Atalante - 232 pages 16/20 Quand la frontière entre science-fiction et réalité disparaît ![]() Depuis les années 70, en France et ailleurs, des personnalités comme René Dumont tentent d'alerter l'opinion publique sur la nécessité de préserver notre planète sous peine de modifier son équilibre et d'en subir les fortes conséquences. Des philosophes, des écrivains, des dessinateurs et bien d'autres personnes l'ont rejoint et ont mis en lumière les risques encourus par les humains. Jean-Marc Ligny a commencé à mettre sa plume au service de ce sujet au tournant du siècle. Les artistes, malheureusement peu écoutés, ont bien souvent une longueur d'avance et proposent des pistes de réflexion extrêmement utiles et intéressantes. Pris pour des hurluberlus bien souvent, ces agitateurs de conscience n'ont plus à prouver aujourd'hui qu'ils avaient raison face au capitalisme surpuissant et au règne de la consommation. J'ai lu ce recueil durant l'été 2022 et ses périodes de canicule qui se suivent à n'en plus finir. Le changement climatique ne touche plus des populations éloignées, le problème n'est plus « ailleurs ». La France connaît aussi maintenant des migrants climatiques qui quittent le sud pour remonter vers le nord et la Bretagne, l'eau devient un bien précieux dont l'utilisation est restreinte dans une grande partie du territoire. Dix légendes des âges sombres parle exactement de tout cela en poussant le curseur à peine plus loin, quelques décennies tout au plus. On y voit évidemment les conséquences en chaîne du changement climatique : davantage de conflits, davantage de repli identitaire et de religion, davantage de souffrance. Les nouvelles de ce recueil sont globalement pessimistes. Espérons, mais peut-on encore y croire, que l'anticipation décrite ici et qui fait froid dans le dos ne devienne pas notre quotidien d'ici 2050. Car 2050, c'est demain... [Critique publiée le 10/03/23] ![]() P I R A T E R I E Tancrède Voituriez - 2020 Grasset - 294 pages 13/20 Le retour de la sonde Voyager ![]() Camille est un informaticien surdoué travaillant sur l'intelligence artificielle et capable de pirater les données privées du monde virtuel. Il a ainsi travaillé de façon illicite dans de nombreux pays dérobant des fichiers pour satisfaire l'appétit de sombres commanditaires. Dans le jargon culturel, on dit de lui qu'il est un « nerd » : un être asocial, solitaire et obnubilé par des sujets intellectuels complexes et arides. Il est repéré par un homme d'affaires, Vincent Voragine, qui édite et publie les pensées de plusieurs de ses condisciples philantropes dont l'influence sur le monde économique est majeur. Ces trois personnages vont être reliés par un événement totalement imprévu et inexplicable au sujet de la sonde Voyager 1. L'auteur retrace ainsi avec pédagogie cette formidable aventure spatiale démarée en 1977. Cette année-là, deux sondes Voyager ont été lancées dans l'espace. À ce jour, elles sont parvenues dans le vide interstellaire après avoir traversé notre système solaire. Voyager 1 et 2 ont permis de mieux connaître les atmosphères des planètes Jupiter, Saturne, Uranus et Neptune ainsi que d'y découvrir de nombreux satellites inconnus jusqu'ici. Leur vitesse de dix-sept kilomètres par seconde leur permettra d'atteindre l'étoile la plus proche de nous, située dans la constellation de la Girafe, dans quarante mille ans. Par ailleurs, elles possèdent chacune un disque de cuivre contenant des informations à destination d'hypothétiques êtres intelligents : un schéma localisant le Soleil et la Terre, les bases du système numérique, le mot « bonjour » traduit en cinquante-cinq langues, des chants de baleine et vingt-sept morceaux de musique choisis par le célèbre astrophysicien Carl Sagan. Ici, l'auteur imagine qu'en 2006 la Terre a perdu le contact avec le signal de Voyager 1. Ce n'est qu'en 2015 qu'il est à nouveau entendu mais avec une anomalie majeure : la distance à laquelle se trouve la sonde, au lieu d'augmenter, diminue ! Camille, grâce à ses talents, intercepte l'information et la divulgue dans le milieu des hackers. Puis il se rend en compagnie de Voragine à un sommet international de l'ONU sur le développement durable à Rio de Janeiro ; c'est là qu'il voit pour la première fois la sensuelle Grace et qu'il ébruite l'information incroyable que le monde ne connaît pas encore mais que la NASA a volontairement caché durant plusieurs années. Cette hypothèse renversante du retour de l'objet d'origine humaine le plus éloigné de la Terre est vertigineuse. Et malgré les nombreuses pistes d'explication rationnelle des scientifiques, l'idée d'une origine extraterreste devient de plus en plus prégnante. Pour étayer ses propos et asseoir son roman sur un socle scientifique solide, l'auteur évoque ainsi le paradoxe de Fermi ou encore la physique quantique et son fameux chat de Schrödinger. Il montre aussi comment une information peut être divulguée sous forme de rumeur et partage ses connaissances intéressantes sur l'économie, le capitalisme et l'altermondialisme ainsi que sur le monde du « darkweb ». Grace s'envole pour la Station spatiale internationale lorsque la sonde se rapproche de la Terre. Je ne vais pas dévoiler davantage l'intrigue ni la découverte qui sera faite... À l'image de L'anomalie, prix Goncourt 2020, Piraterie aborde de nombreux sujets et les relie au cur d'une histoire de science-fiction. Malheureusement, la construction global du récit ne m'a pas convaincu. Malgré le sujet passionnant du retour de Voyager 1, je ne me suis pas attaché aux personnages principaux que sont Grace et Camille. Les relations humaines manquent de chaleur, le mélange entre le piratage informatique et le sommet sur le développement durable m'a un peu dérouté. Bref, je suis ressorti de ma lecture en me demandant si j'avais raté quelquechose. Cela est vraiment dommage ! [Critique publiée le 10/03/23] ![]() L E M A G E John Fowles - 1966 Albin Michel - 648 pages 16/20 Désillusions grecques ![]() Dans les somptueux décors de pinède et d'eau cristalline, le jeune homme, en explorant l'île, découvre une magnifique demeure dont le propriétaire l'invite. Maurice Conchis, un homme très riche qui se dit médecin, va alors insidieusement établir son emprise sur Nicholas. Celui-ci est ainsi convié tout d'abord à déjeuner puis, plus tard, à séjourner des week-ends durant dans la propriété surplombant la plage. Petit à petit, il découvre que le propriétaire de la villa n'est pas seul et fait la connaissance de deux très belles surs jumelles : Julie et June. Sous le charme total de Julie, le jeune anglais se laisse entraîner dans des expériences psychologiques orchestrées par Conchis. Des phénomènes étranges apparaissent tels que des mises en scène très réalistes de situations passées ou improbables. Tentant de démêler le vrai du faux, Nicholas se heurte aux réponses toujours fuyantes et mystérieuses de ses hôtes, Julie et Conchis, maîtres dans l'art de brouiller les pistes. L'île paradisiaque devient alors une sorte de prison psychique où le réel est difficile à cerner, où l'attrait irrésistible pour la magnifique Julie est un piège auquel il devient impossible de se soustraire... Ce roman qui se déroule dans les années 50, peu après la guerre que l'auteur met d'ailleurs en scène, demeure très moderne dans son propos et sa construction. L'écriture est élégante, précise et réfléchie. L'ambiance générale du récit est pleine d'un charme qui invite le lecteur à rêver dans un monde distant géographiquement et temporellement. Je pense en particulier aux magnifiques pages décrivant l'escapade amoureuse sur le continent grecque de Nicholas et Alison. Ce passage touche à la perfection car tout y est : les décors de carte postale, le romantisme et l'insouciance des personnages, le raffinement des rencontres et des descriptions. Dans ce cadre idyllique règne cependant une ambiance magnétique, légèrement angoissante et surtout totalement mystérieuse. Le thème dominant de la manipulation psychologique est très plaisant. Quelques scènes très suggestives viennent renforcer ce sentiment d'ensorcellement qui touche le narrateur. Cependant, la compréhension générale est rendue assez difficile par une fin laissant grandes ouvertes des portes. Certes, j'aime quand l'auteur ne mâche pas tout le travail et laisse au lecteur le soin de terminer le puzzle à partir des pièces présentes dans le livre. J'apprécie aussi dans certains cas une fin ouverte propice à différentes interprétations et rêvasseries. Ici, cependant, la solidité de la majeure partie de l'histoire m'avait laissé entrevoir un dénouement plus construit, plus argumenté, plus clair. Je n'ai malheureusement pas réussi à saisir les véritables objectifs du mage Conchis. Peut-être faudrait-il relire ce roman dont l'ambiance n'est pas sans rappeler celle des films Le prisonnier, Eyes wide shut ou encore Under the silver lake ? [Critique publiée le 10/03/23] ![]() L A H O R D E D U C O N T R E V E N T Alain Damasio - 2004 Folio - 704 pages 17/20 L'art d'écrire au service d'une épopée grandiose ![]() La vie humaine s'est adaptée aux caprices de cette force naturelle qui se décline en neuf formes nommées le furvent, le stèche ou encore le slamino. Cependant, personne n'a encore découvert l'origine de ce flux d'air permanent qui rythme la vie de chacun. Depuis huit siècles, des hordes d'hommes et de femmes durement sélectionnés se lancent à pied à l'assaut de l'Extrême-Amont, ce lieu mythique d'où viennent les vents. Aucun être humain n'en est jamais revenu tant les dangers sont grands et la route est longue. La trente-quatrième horde s'est élancée il y a déjà vingt-sept ans. Elle est composée de vingt-trois personnages qui ont choisi de sacrifier une grande partie de leur vie pour découvrir l'origine du monde. Chaque individu détient un rôle très précis au sein de la communauté. Il y a le traceur Golgoth qui ouvre la voie ou encore le prince Pietro Della Rocca qui joue le rôle d'ambassadeur en dénouant les tensions avec les peuples rencontrés. Caracole est un troubadour qui connaît les légendes du monde et amuse la galerie en jouant avec les mots et en contant des histoires le soir au coin du feu. Erg Machaon est un féroce combattant chargé de protéger la horde tandis qu'Oroshi Melicerte est l'aéromaître spécialisée dans l'étude et la compréhension des vents. Il y a encore un éclaireur, une soigneuse, un artisan du métal, un géomaître, une feuleuse, ... Et enfin, il y a le scribe, Sov Strochnis, missionné pour tracer par écrit tout le voyage effectué dans des carnets qui témoigneront éternellement de leur périple incroyable. « Contrer » le vent, puisque c'est le terme utilisé dans le roman, n'est pas de tout repos. Il faut pouvoir y résister surtout lorsque celui-ci devient extrêmement brutal ou revêt des formes intelligentes, les fameux chrones, capables de tendre des pièges aux hommes... La horde du contrevent va vivre des aventures palpitantes mêlant moments de douceur et combats terrifiants. Ils vont rencontrer les Fréoles, un peuple nomade qui a appris à domestiquer le vent avec perfection pour se déplacer. À bord de leur navire volant, la horde sera conviée à festoyer et se reposer entre deux épreuves dans leur dure quête pédestre. Ils devront notamment faire face au dangereux Silène qui tentera de décimer l'équipée ou encore au Corroyeur, une entité abstraite qui transforme les éléments à sa guise en ne laissant presqu'aucune chance de survie aux humains. Plus haut, vers l'Extrême-Amont, le clan séjournera dans la merveilleuse cité d'Alticcio dont les bâtiments sont construits à l'abri du vent au creux d'une forteresse naturelle formée par des montagnes rocheuses. Le décor y sera époustouflant et l'accès à la connaissance au sein de l'étrange bibliothèque de la tour d'Aer permettra à Sov, Caracole et Oroshi d'affûter leurs armes intellectuelles pour déjouer les futurs pièges qui les attendront sur la suite du parcours. La horde du contrevent est un bouquin dense et exigeant. Alain Damasio propose une histoire très originale et use d'une grande force littéraire pour parvenir à ses fins. La langue est utilisée comme un matériau à part entière avec lequel l'auteur joue. Chaque personnage de la horde est tour à tour le narrateur avec son parlé et sa façon d'appréhender le monde. Cela donne au lecteur une vision polymorphe de l'univers et de la quête menée. Damasio a créé une véritable cosmogonie, une architecture nouvelle s'appuyant sur le vent. Il lui donne une dimension mystique et bâtit une histoire d'une incroyable profondeur. Ce livre incomparable a rencontré un énorme succès et a ravi autant les lecteurs assidus de science-fiction que les amateurs de philosophie ou ceux intéressés par la trajectoire d'une microsociété humaine. Pour faciliter la lecture, l'épais volume est accompagné d'un marque-page permettant d'identifier facilement les vingt-trois personnages de la horde. Il faut être honnête : les cent premières pages sont difficiles ; elles nécessitent de s'accrocher car la plongée au cur de l'histoire et de l'action est directe avec un vocabulaire parfois déroutant et des tournures de phrase décoiffantes ! Lorsque ce premier récif est dépassé, la lecture devient fluide et addictive. Lire ce roman à la numérotation de page décroissante est une belle expérience et rentrer dans la horde des lecteurs qui connaît la surprenante fin se mérite ! Car oui, l'Extrême-Amont n'est pas celui que l'on imagine... [Critique publiée le 20/06/21] ![]() L ' A N O M A L I E Hervé Le Tellier - 2020 Gallimard - 327 pages 14/20 Bug informatique ? ![]() L'affaire, estampillée aussitôt « Classified Information » par les américains, est prise en charge par le département de la Défense et les meilleurs experts du FBI, de la CIA et de la NSA. Les passagers du vol ainsi que le personnel de bord sont immédiatement identifiés. Ceux ayant débarqué sur le sol américain en mars sont repérés et approchés par des agents du renseignement tandis que ceux arrivés fraîchement aux États-Unis sont invités à rester en quarantaine dans un immense hangar de la McGuire Air Force Base. Il est évidement question de doublons humains... Pendant ce temps-là, le « nouveau » Bing 787 est immobilisé et analysé dans les moindres détails. Le récit est construit selon une symétrie autour du point de basculement constitué par cette tempête dantesque qui a modifié le destin d'un avion de ligne. Il oppose les vies d'une dizaine de personnages avant l'événement à celles dédoublées après l'anomalie. Hervé Le Tellier ne revendique pas l'écriture d'un roman d'anticipation ou de science-fiction. Il parle d'une « expérience de pensée » en voulant amener le lecteur à réfléchir du point de vue philosophique sur le sens de la vie, les choix irréversibles qui peuvent être réalisés, les accidents qui surviennent, la réalité du monde, ... Sur la forme, il joue avec les styles en décrivant différents destins dont celui d'un tueur professionnel ou ceux d'un couple que l'écart d'âge sépare peu à peu. Tous ces protagonistes, confrontés à l'invraisemblable, auront à faire des choix. Évidemment, l'histoire convoque aussi bien les scientifiques que les militaires ou les religieux. L'image dépeinte de ces derniers n'est pas très avantageuse, leur consultation ne débouche que sur une cacophonie inaudible. La place de la religion est bien sûr à prendre en compte dans cette situation inédite mais comme il fallait s'y attendre des crispations naissent chez les fous de Dieu. L'auteur semble ici s'amuser et renvoyer dos à dos toutes les croyances face à un phénomène qui dépasse leurs textes sacrés. Sur les plans scientifique et cartésien, j'ai particulièrement apprécié les personnages de Meredith et Adrian, deux mathématiciens de l'université de Princeton, et pris du plaisir à lire l'élaboration du fameux « protocole 42 ». Les hypothèses qu'ils formulent sont passionnantes et celle qui est retenue est totalement vertigineuse. Le lecteur reconnaîtra aussi avec plaisir des personnages contemporains comme un président « présentant une forte ressemblance avec un gros mérou à perruque blonde » ou son homologue français Emmanuel Macron qui est lui cité nommément. Il y a aussi ce mathématicien célèbre portant accrochée au revers de sa veste « une araignée d'argent » ; il s'agit évidemment de Cédric Villani. Les références sont nombreuses au fil des pages de La Grande Librairie à Dune en passant par Interstellar, Star Trek, Romain Gary, Elton John ou encore Ryan Gosling ! Cependant, ne nous trompons pas encore une fois, le thème de la science-fiction n'est qu'un prétexte pour aborder des sujets très contemporains comme le libre arbitre ou les illusions que l'homme érige en vérité pour s'affranchir de la confrontation avec une réalité angoissante. Là où Le Tellier m'a plu, c'est lorsqu'il fait référence aux catastrophes écologiques qui sont en marche et dont l'homme a la responsabilité. Ainsi, le philosophe Philomède annonce lors d'un échange télévisé : « Regardez le changement climatique. Nous n'écoutons jamais les scientifiques. Nous émettons sans frein du carbone virtuel à partir d'énergies fossiles, virtuelles ou non, nous réchauffons notre atmosphère, virtuelle ou non, et notre espèce, toujours virtuelle ou non, va s'éteindre. Rien ne bouge. Les riches comptent bien s'en sauver, seuls, en dépit du bon sens, et les autres en sont réduits à espérer. » L'auteur, en plus des destins individuels qu'il interroge, joue avec la focale pour confronter l'humanité toute entière à un phénomène inattendu. Et la conclusion est sans appel : « Rien ne va changer. [...] Nous sommes aveugles à tout ce qui pourrait prouver que nous nous trompons. » Il y a donc beaucoup de choses, moult idées, réflexions qui sont lancées sur des sujets qui touchent à la science, à la philosophie, à la religion, à l'amour, ... J'ai eu le sentiment que l'auteur aborde, avec finesse certainement, chacun de ces sujets mais sans prendre le temps de les déployer suffisamment. L'anomalie aurait pu être l'occasion de construire un roman total. La tâche aurait certes été plus rude et le prix Goncourt se serait certainement éloigné. J'attendais également une intrigue plus riche qui entremêle bien davantage les différents personnages entre eux ainsi qu'une chute plus audacieuse, comme un Ctrl-Z final par exemple (ceux qui auront lu comprendront)... Force est donc de constater que le livre manque de puissance, de digressions, de profondeur à certains moments malgré ses promesses. Ken Grimwood a abordé des questions similaires sur le destin individuel dans l'excellent Replay. Et chez moi, l'exigence ne peut être que placée à un niveau élevé après avoir été émerveillé par des titres comme Les derniers jours du monde de Dominique Noguez ou Là où les tigres sont chez eux de Jean-Marie Blas de Roblès qui poussent bien plus loin les limites de l'exercice. Sans compter des livres de « vraie » science-fiction comme Spin de Robert Charles Wilson qui interroge véritablement sur la place de l'homme dans l'univers. [Critique publiée le 20/06/21] ![]() L E C O M P L E X E D ' E D E N B E L L W E T H E R Benjamin Wood - 2012 Zulma - 496 pages 14/20 Une logique finale peu évidente à cerner totalement ![]() En rentrant chez lui, un soir d'octobre, il décide de couper par le parc de King's College. Là, attiré par une musique majestueuse mêlant orgue et chur, il pénètre dans l'édifice pour profiter pleinement du moment. En sortant, il fait la connaissance d'une jeune fille blonde prénommée Iris. Une cigarette à la main et un livre de Descartes à l'autre, elle aborde Oscar de façon naturelle en lui confessant que l'organiste qui vient de jouer le cantique n'est autre que son frère Eden Bellwether. La jeune femme est elle-même violoncelliste en dehors de ses études de médecine ; elle invite Oscar à venir l'écouter jouer lors d'un récital avec son orchestre de chambre. Doucement, une relation amoureuse se tisse entre les deux jeunes personnes. Oscar est alors introduit dans le milieu étudiant de Cambridge et plus particulièrement dans le cercle d'amis d'Iris. Il découvre que la petite bande, incluant Marcus, Yin et Jane, gravite autour du frère d'Iris. Ce dernier, Eden Bellwether, possède un caractère suffisant et arrogant et prétend disposer d'un pouvoir sur les autres grâce à ses talents d'organiste. Il est fasciné et totalement obsédé par le compositeur et théoricien allemand Johann Mattheson. Malgré un caractère assez indépendant et une légère méfiance, Oscar, déjà sous le charme d'Iris, se laisse séduire par son nouveau groupe d'amis jusqu'à être hypnotisé par Eden qui parvient à lui planter un clou dans la main lors d'une soirée privée. L'opération est indolore et la guérison très rapide. Suite à cette mauvaise expérience, Iris confie à Oscar son inquiétude au sujet du comportement psychologique de son frère et affirme qu'elle souhaiterait obtenir l'avis d'un spécialiste car elle est convaincue qu'il est malade. Le Dr Paulsen possède justement un grand ami psychologue en la personne du renommé Herbert Crest qui a notamment écrit de nombreux ouvrages sur les personnalités narcissiques. Oscar voit là une occasion parfaite pour faire se rencontrer le spécialiste et le patient virtuose de l'orgue. Ainsi, Crest, atteint lui-même d'une tumeur au cerveau, accepte de remettre sa guérison tant espérée entre les mains d'Eden et sa musique hypnotique au sein des murs de la chapelle privée du domaine familial de Grantchester. Fou ou génie ? Les dés sont lancés de façon irréversible pour répondre à cette question. Premier roman de Benjamin Wood, Le complexe d'Eden Bellwether est un livre écrit avec beaucoup d'application. L'ambiance est posée dès le début avec cet univers studieux et élitiste de la ville universitaire de Cambridge. Les personnages apparaissent les uns après les autres jetant le trouble dans l'esprit du lecteur sur leur sincérité, leur possible pouvoir manipulateur. Le lecteur s'identifie facilement à Oscar, le personnage principal à l'esprit cartésien, qui semble avoir mis les pieds dans un engrenage dont l'issue fatale est évoquée dès les premières pages sans précision sur l'identité des victimes. Plus le texte avance, plus le doute s'immisce avec son lot de questions : Iris est-elle réellement amoureuse ? Eden a-t-il vraiment un pouvoir de guérison ? Leurs parents sont-ils sincères ? Quelle est la vraie nature de la relation entre les docteurs Crest et Paulsen ? Les derniers chapitres m'ont cependant laissé perplexe. Certes, le drame se noue mais je m'attendais à une manipulation bien plus astucieuse d'Oscar et du lecteur par les différents protagonistes. Je pensais avoir affaire à un plan vraiment diabolique qui aurait pris forme dans la dernière partie et aurait remis en cause toutes les relations tissées au cours de l'histoire. En plus d'une trame assez classique, qui était pourtant prometteuse lors de cette scène intrigante et perturbante au cours de laquelle Oscar est atteint physiquement à son insu par Eden, certains éléments de la fin, dont le chapitre 18, m'ont échappé. N'aurais-je pas saisi une logique évidente ? Après cette lecture, j'ai donc ressenti une frustration d'autant plus grande que la qualité de l'écriture est là et que le thème du roman est passionnant. Dans la même veine, Le maître des illusions est bien plus puissant et jouissif. [Critique publiée le 20/06/21] ![]() L À O Ù L E S T I G R E S S O N T C H E Z E U X Jean-Marie Blas de Roblès - 2008 Zulma - 768 pages 20/20 Songe, penniforme Isthar, à veiller ! ![]() Né en 1602 et mort en 1680, ce personnage, qui a réellement existé, a traversé son siècle avec la volonté insatiable de comprendre la globalité du monde qui l'entourait. Dès les premières pages, nous faisons connaissance avec son disciple Caspar Schott qui, en 1690, décide de retranscrire par écrit ses années d'apprentissage avec le célèbre jésuite. Il se remémore ainsi leurs aventures extraordinaires et incroyables comme l'ascension du volcan Etna pour mieux étudier la lave, la rencontre avec les pêcheurs de Messine qui chantent pour apprivoiser les espadons ou la démystification du miracle de l'apparition de la fée Morgane sur l'île de Malte. Établi à Rome suite à la guerre de Trente Ans, Kircher qui explique l'origine de chaque phénomène en se référant à Dieu, décide de monter un cabinet de curiosités en rassemblant les souvenirs exotiques rapportés par les hommes de sa confrérie en mission d'évangélisation aux quatre coins du monde. Plus que jamais, il étudie tout : l'alchimie, l'astronomie, la médecine, la volcanologie, la musique, l'égyptologie, l'ethnologie, la théologie, la géographie, ... Expériences et travaux intellectuels occupent toutes ses journées avec une grande intensité. Fidèle à sa devise, « Omnia in Omnibus » (« Tout est dans Tout »), son objectif est de reconstituer l'encyclopédie initiale expliquant tout l'univers. Sur un ton constamment admiratif pour l'uvre de son maître, Caspar décrit les péripéties qu'il vit en sa compagnie et les riches enseignements qu'il acquiert sur les plans théologiques et scientifiques entre autres. Cette hagiographie est en réalité une histoire dans l'histoire puisqu'elle constitue le sujet d'étude sur lequel se penche Eleazard Von Wogau. Ce dernier, correspondant de presse pour l'agence Reuters au Brésil, a été chargé de constituer l'appareil critique de ce texte présenté comme inédit. L'homme est passionné par Kircher depuis ses études à l'Université de Heidelberg en Allemagne et recense depuis de nombreuses années tous les éléments se rapportant au saint homme. Eleazard vit dans la petite ville coloniale d'Alcantara, tout près de Sao Luis, dans l'état du Maranhão. En instance de divorce avec sa femme Elaine et n'entretenant plus qu'une relation épistolaire avec sa fille Mma, il se réfugie dans le récit épique de Kircher et Schott ; il y voit là une véritable thérapie face aux vicissitudes de la vie familiale. Entouré d'un perroquet bavard nommé Heiddeger et d'une « cabocla » en guise de servante, Eleazard s'enfonce dans le texte baroque en compagnie du lecteur... Parallèlement, ce roman choral nous présente les parcours de Mma et Elaine. Cette dernière, jolie brésilienne, recherche elle aussi son graal. Spécialisée en archéologie, elle monte une expédition scientifique afin de trouver des fossiles primitifs datant du Précambrien. Accompagnée de Dietlev, ami géologue de longue date, de l'étudiant Mauro et d'un ponte universitaire plus intéressé par la gloire que la science, elle désire pénétrer en profondeur dans le Pantanal au Mato Grosso en empruntant le fleuve Paraguay. Guidée par Herman Petersen, trafiquant de drogue au sombre passé nazi, la bande s'aventure dans la jungle brésilienne dans une ambiance moite qui n'est pas sans rappeler celle brossée par Conrad dans Au cur des ténèbres. Leur périple ne va pas du tout se passer comme prévu : des trafiquants sans scrupules vont intercepter leur embarcation et gravement blesser Dietlev. Pour survivre, la petite troupe devra s'enfoncer à pied dans la jungle et affronter mille dangers... Mma, quant à elle, étudie l'ethnologie à l'université de Fortaleza. Superbe fille au corps bronzé et musclé, elle est en quête d'elle-même à travers une vie sexuelle déjantée et une dépendance aux vertiges de la drogue. En compagnie de son amie Thaïs, elle embarque leur jeune professeur, Rtgen, pour une folle virée initiatique dans le Nordeste brésilien. À la recherche des origines indiennes de son pays, la fille d'Eleazard tombe en chemin sous le charme d'un beau gosse connaissant la mythologie des peuples primitifs. Elle fait aussi découvrir à Rtgen la dure vie des pauvres pêcheurs qui bravent le danger à bord des jangadas. Ces épisodes donnent lieu à quelques savoureuses digressions sur l'absurdité du monde ou le fossé qui sépare les pays riches des pays pauvres. L'amour et la vérité sont aussi les thèmes abordés au sein de la relation triangulaire qui unit Rtgen, Mma et le brésilien dont elle est éprise. Bref, tandis que son père s'enfonce dans un manuscrit et que sa mère se noie dans la jungle impénétrable de l'Amazonie, Mma expose son corps à tous les vices dans les bas-fonds sordides de la nuit brésilienne... Enfin, de nombreux autres personnages viennent graviter autour de ce noyau central. C'est le cas de Loredana, la mystérieuse et ravissante italienne venue se perdre à Alcantara. Cachant un terrible secret, elle est en quête d'une issue à l'impasse dans laquelle elle est inexorablement plongée. Il y a aussi Nelson, cul-de-jatte, vivant dans les favelas de Pirambu sous la bienveillance de l'oncle Zé. Orphelin, Nelson ne vit plus que pour venger son père mort dans un tragique accident dans l'usine métallurgique appartenant au colonel José Moreira da Rocha. Ce dernier est l'un des protagonistes importants du récit. Gouverneur de l'Etat du Maranhão et riche propriétaire terrien, il ne pense qu'à s'enrichir quitte à outrepasser les lois en commettant quelques accidents irréparables... Il serait long et laborieux de présenter ici l'ensemble des personnages qui habitent ce roman foisonnant ainsi que les liens qui les unissent. Le lecteur navigue dans une succession d'épisodes possédant un rythme narratif à la Dumas et alternant, à travers un découpage très régulier et pointilleux, les allers-retours entre XIXe et XXe siècles. Ainsi, le lecteur se fraie un chemin dans la jungle brésilienne puis déniche une chapelle cachée en plein cur du Rome baroque ; plus loin, il découvre la vie du plus célèbre des cangaceiros ou tient de passionnantes discussions sur l'art avec le pétillant professeur Euclides da Cunha... Je n'oublie pas non plus cette plongée avec Loredana dans les ruines antiques cyrénaïques en Libye, clin d'il glissé par l'auteur à ses propres expéditions archéologiques, ou bien cette folle Macumba que la même jeune femme va vivre dans son chemin initiatique. Des images fortes restent une fois le livre refermé ! Je pense à Moéma assise sur son trône lors de la fête de la Yemanja, je revois les anges qui s'envolent au-dessus de la jungle pour rejoindre la « Terre sans mal », je sens encore la chaleur moite de la végétation luxuriante qui entoure la demeure où Eleazard plonge corps et âme dans l'hagiographie de Kircher, je vois toujours ce dernier courir sur les pentes en lave du volcan en éruption ou élucider la raison de sa présence dans la villa baroque Palagonia où la luxure semble régner en tout lieu. La richesse des expériences, les mille histoires racontées, la nature rocambolesque des aventures, le foisonnement de données historiques, le portrait du Brésil contemporain, la beauté du style employé et la magie de l'ensemble font de ce roman un livre hors-norme, inclassable et extrêmement original. Il s'agit là d'un travail pharaonique qu'a mené Jean-Marie Blas de Roblès. Le résultat : un chef-d'uvre. Pour la petite histoire, l'auteur a passé dix années à construire ce récit. Apeurés, tous les éditeurs consultés ont refusé sa publication. Ce n'est que sur l'insistance de ses amis que le passionné de Kircher a mené de nouveaux efforts pour se faire publier. Ce sont finalement les éditions Zulma, maison ô combien exigeante sur le fond et sur la forme de ses publications, qui ont pris le risque de faire paraître Là où les tigres sont chez eux. Le titre a dès lors remporté en 2008 le prix Médicis, le prix Jean Giono et le prix des lecteurs FNAC ! Et pour couronner le tout, Jean-Marie Blas de Roblès clôt ce roman par une énorme pirouette à travers l'anagramme Malbois... L'extravagance est totale et la littérature au paroxysme de sa puissance ! [Critique publiée le 10/05/20] ![]() L ' Î L E D U P O I N T N E M O Jean-Marie Blas de Roblès - 2016 Zulma - 458 pages 19/20 Fiction ou réalité ? ![]() Le groupe quitte alors la France, à bord d'un autocar aménagé en appartement et roulant au méthane, pour l'Écosse. Là, Lady MacRae les renseigne précisément sur l'autre mystère accompagnant la disparition de son bijou : trois pieds humains amputés au niveau de la cheville ont été retrouvés dans trois lieux écossais différents quelques jours plus tôt. En outre, ces trois membres étaient tous encore équipés du même modèle de chaussure de l'étrange marque inconnue Anankè. Grâce à son intuition en observant les trois semelles, Canterel découvre un indice de taille : le mot « Martyrio » qui est le nom d'un cirque dont l'un des magiciens est actuellement en tournée à Londres. Nos protagonistes filent assister au numéro du magicien qui se termine de façon tragique et soudaine. Ils y retrouvent d'ailleurs une ancienne connaissance en la personne de Litterbag, inspecteur de Scotland Yard aussi en filature. Là, grâce à une jambe de bois faisant office de scytale, la petite bande découvre que le diamant sera à bord du Moscou-Pékin dans quelques jours... Et les voilà sur le point de partir pour Moscou afin d'embarquer à bord du mythique Transsibérien dans lequel ils vont à nouveau faire de nombreuses connaissances. Citons seulement le docteur Mardrus, une somptueuse créature Ukrainienne dont Canterel aura la chance d'admirer les tatouages secrets, le prince Sergueï Svetchine ou encore le baron Ulrich. La troupe sera attaquée par une horde de cosaques et confrontée à de nombreuses aventures et surprises qui mèneront le lecteur bien au-delà des prémices racontées jusqu'ici... Un autre récit vient s'entremêler de façon intermittente à cette aventure classique digne des grands romans du XIXe siècle. Il s'agit du quotidien de quelques personnages contemporains gravitant autour d'une usine fabriquant des liseuses électroniques au cur de la Dordogne. Il y a Arnaud Méneste qui, à l'origine, avait choisi de s'installer dans ce lieu aux multiples grottes et recoins naturels pour y établir une manufacture de cigares en compagnie de sa muse Dulcie Présage. C'est elle, lors de leur rencontre à Haïti, qui lui avait fait découvrir cet univers où des lecteurs officient depuis le XIXe siècle pour aider les ouvriers enroulant le tabac dans des feuilles à se concentrer. Suite à la faillite de ce beau projet dordognais, Dulcie a fait une attaque cérébrale et demeure depuis dans le coma. Quant à la fabrique de cigares, elle a été rachetée par le chinois Wang-li Wong qui l'a transformée en usine assemblant des liseuses électroniques sous le nom B@bil Books ! Arnaud y est devenu lecteur et raconte les aventures fictives de... Martial Canterel à la recherche du diamant de Lady MacRae ! Dieumercie Bonacieux, autre protagoniste, est lui un employé de l'usine dont le souci d'impuissance sexuelle est devenu la marotte de sa femme Carmen qui teste tous les miracles, aussi incongrus soient-ils, pour y remédier. Jean-Marie Blas de Roblès a consacré quatre années à cette uvre littéraire dont une pour la préparation et trois pour l'écriture. Comme dans son magistral roman Là où les tigres sont chez eux, au sujet duquel sont ici glissés quelques clins d'il, l'auteur tisse une histoire dont l'architecture est vertigineuse en posant dès l'incipit la question de savoir où se situe la frontière entre réalité et fiction. Un enfant n'aura sans doute pas la même façon de traiter cette problématique qu'un adulte. Toujours est-il que l'adulte qui ouvre ici l'ouvrage sera facilement manipulé par un Blas de Roblès astucieux et d'autant plus surpris à la fin de l'histoire ! Car deux univers se télescopent qui sont mis en scène avec malice par notre écrivain. Le premier est un hommage grandiose aux feuilletons du XIXe siècle et fait évidemment tout de suite penser à Jules Verne et ses Voyages extraordinaires. Sans compter aussi de multiples références à Arthur Conan Doyle, Alexandre Dumas, Thomas Mann, ... L'histoire de Martial et ses amis est tonitruante, rocambolesque, farfelue et parfois improbable. Mais ce sont tous ces aspects qui créent un charme fou et prennent le lecteur par la main pour le plonger, tel un enfant, dans l'Aventure au sens premier du terme. À l'opposé, le second univers est à l'image du quotidien que nous connaissons dans nos sociétés modernes où règne la futilité. L'argent et le sexe occupent les esprits, les loisirs culturels sont devenus superficiels. Et Jean-Marie Blas de Roblès de placer au cur de cette dualité le livre : dans le monde vernien, c'est un objet de luxe, manufacturé avec amour et réceptacle de la beauté du monde alors qu'au sein de notre environnement ce n'est qu'un simple produit de consommation destiné à être numérisé et recevoir n'importe quel contenu. Hetzel contre l'e-book, voilà un noble combat ! Quant à l'écriture, le talent de l'auteur s'exprime évidemment dans la partie racontant l'histoire du diamant. Il avait déjà prouvé dans Là où les tigres sont chez eux qu'il était capable de se fondre dans un autre style littéraire. Ici, il prend la peau de Jules Verne et Conan Doyle avec jubilation et brio. Quel plus bel hommage à la grande littérature d'aventure et à ses maîtres ? [Critique publiée le 10/03/23] ![]() L E G A R Ç O N Marcus Malte - 2016 Zulma - 535 pages 18/20 Le meilleur et le pire de l'âme humaine ![]() Le voyage s'arrête près de l'étang de Berre à quelques encablures de la Méditerranée. Devant la sépulture, désormais seul face au monde, l'adolescent de quatorze ans poursuit son chemin en remontant vers le nord. De lui, nul ne connaît le nom. Il ne parle pas et n'a croisé que cinq humains seulement au cours de son existence vécue dans une cabane avec sa mère : « Il sait qu'il se trouve d'autres hommes sur terre mais il n'a pas idée de leur nombre. » Le choc est donc violent lorsqu'il traverse le premier village et tombe nez à nez avec un cheval de Camargue ! Adopté par la communauté paysanne pour aider aux travaux de la ferme, il reste dix mois dans ce nouvel univers. Les superstitions étant omniprésentes à cette époque, le garçon est considéré comme maudit après la survenue d'un tremblement de terre et chassé. Le voilà qui erre à nouveau... En longeant une rivière, la chance le met sur la route de Brabek « l'ogre des Carpates ». Ce saltimbanque, voyageant à bord d'une roulotte en compagnie d'un hongre, écume la campagne en présentant ses talents de lutteur. Il prend l'orphelin sous son aile. Le meilleur reste encore à venir lorsqu'à nouveau le garçon se retrouve seul. Et c'est une femme qui va le lui offrir. Le destin le fait entrer par accident dans la vie de Gustave Van Ecke et de sa fille Emma. Petit à petit, les deux êtres vont se découvrir au sens propre comme au sens figuré. Emma n'est pas décontenancée par le mutisme du jeune homme de dix-huit ans et fustige même le moule étouffant de l'éducation : « L'enseignement qu'ils avaient reçu, elle et ses semblables, l'éducation qu'on leur avait donnée étaient sans doute une fenêtre ouverte sur la liberté, mais n'était-ce pas également une cage ? N'était-ce pas un moule, rigide et fonctionnel, à partir duquel tous étaient créés, façonnés à l'identique ? Un modèle unique - dessiné par qui, destiné à quoi ? » Avec Emma, pianiste et grande lectrice, le garçon découvre l'art à travers les figures de Chopin, Liszt, Verlaine, Stendhal et le grand Mendelssohn. Il est d'ailleurs affublé du prénom Félix en hommage à ce dernier. Surtout, il fait connaissance avec le plaisir charnel, la puissance de l'amour ; comme près de leur arbre fétiche au bord de l'eau où les deux amants enflamment leurs sens : « En ce lieu privilégié ils s'abandonnent. La douceur de l'air, le murmure de l'onde, le clair-obscur portent à la volupté. Et, n'en déplaise au poète, la langueur n'est pas monotone. » Félix et Emma éveillent aussi leurs sens avec la littérature érotique et les textes licencieux du grand Victor, de Rimbaud ou d'Alfred de Musset. Et l'auteur, Marcus Malte, d'en reproduire quelques extraits. Mais, et c'est un truisme, le bonheur ne dure pas éternellement ; il cède la place aux embêtements voire carrément au malheur : « L'un file, l'autre s'éternise. Une simple virgule et c'est quatre années d'existence. Est-ce possible ? » Et ici le mot « malheur » est un euphémisme car c'est de l'apocalypse qu'il s'agit avec l'envahissement de la Belgique par l'Allemagne en août 1914 signant ainsi le déclenchement de la première guerre mondiale. Emma critique l'absurdité de la guerre qui risque d'être fortement impactante sur la vie des deux hommes qu'elle aime le plus au monde. Elle en veut aux généraux, aux gouvernants et à tous les donneurs d'ordre : « Vont-ils se battre, ceux-là ? Certainement pas. Le courage des autres, le sacrifice des autres : voilà qui leur suffit. Et je n'ai pas l'impression que leur conscience s'en porte plus mal. » Le garçon quitte ainsi la sensualité, la douceur et le silence pour pénétrer dans l'horreur absolue de la Grande Guerre et sa boue, ses rats, ses cadavres, sa puanteur, ... Emma continue de refuser cette fatalité dans les lettres qu'elle adresse à son protégé : « Si l'on mettait davantage de moyens dans l'instruction et l'éducation que dans l'armement. Plus de livres et moins de canons ! Ce n'est pas moi qui le dis, c'est Hugo cette fois. » Marcus Malte signe ici un très beau roman sur la nature humaine. Pour cela, il place un adolescent vierge de tout contact à l'aube du XXe siècle, l'un des pires moments de l'histoire mondiale. On retrouve ici les grands traits caractérisant le mythe de l'enfant sauvage : le garçon ne parle jamais car son enfance s'est construite en dehors des interactions sociales indispensables à l'apprentissage du langage ; il s'adapte facilement à différents types de communauté humaine et possède un instinct de survie bien au-dessus de la moyenne, ce qui lui permettra notamment d'affronter le cataclysme de la première guerre mondiale avec plus de ressources que ses camarades. En suivant le parcours de ce personnage, le lecteur pourra se faire son opinion ou du moins réfléchir sur les liens unissant culture et nature : la nature humaine existe-t-elle en dehors de toute interaction sociale ? Quel est l'apport de la culture pour construire une personnalité ? Félix, ainsi que le surnomme Emma, découvre la beauté absolue. Du corps de sa pianiste aimée il dira qu'il n'a jamais rien vu d'aussi beau ! Puis il côtoie aussi l'horreur absolue et la mort omniprésente sur les champs de bataille. La confrontation d'une personnalité psychologiquement « vierge » à ces deux extrêmes peut-elle construire un individu raisonnable ? Conduit-elle vers la folie ? La résilience est-elle encore possible ? Visiblement, le garçon, plus que tout autre rescapé de la Grande Guerre, ne semble plus connaître la limite entre le bien et le mal et ne peut que sortir détruit de ses expériences diverses. Le destin lui aura au moins prouvé que l'homme peut être un génie à travers la musique de Chopin ou la littérature de Hugo et que l'amour fortifie l'âme. Bref, en plus de la question du destin, ce roman touche à la notion même d'humanité et peut donc poser d'infinies questions. Le fond du propos, passionnant et érudit, est rehaussé par l'écriture superbe de l'auteur. Marcus Malte enfile ses mots comme de délicates perles. Le vocabulaire est précis et riche, les métaphores lors des chapitres érotiques sont délicates et très joliment orchestrées. Les échanges épistolaires entre Emma et Félix conduisent également à quelques jeux littéraires savoureux donnant davantage de poésie et de grâce au récit. Enfin, le rythme employé colle à l'histoire : des phrases sèches pour les landes arides du début à celles longues et langoureuses lors des quatre années de bonheur en passant par celles courtes, hachées, suffocantes pour les tranchées. [Critique publiée le 10/05/20] ![]() L ' É P R E U V E D E S H O M M E S B L A N C S Pierre Boulle - 1955 Omnibus - 102 pages 15/20 Roméo et Juliette entre Malaisie et Occident ![]() Marie-Helen grandit ainsi dans sa nouvelle famille en s'initiant à la culture de la Malaisie, ses légendes, ses coutumes et en participant aux travaux quotidiens centrés sur la pêche. Les années passent et Moktuy, le fils du chef, tombe amoureux de la jeune fille qui s'épanouit à l'aube de ses quinze ans... En 1945, les bombes nucléaires s'abattent sur Hiroshima et Nagasaki ; les japonais ont perdu. L'homme blanc, muni de ses certitudes, revient alors dans cette zone tropicale. Dans ce contexte, deux missionnaires, le père Durelle et le docteur Moivre, se rendent en Malaisie et fouillent l'ancienne plantation occidentale à la recherche d'une trace des disparus. La mère de Marie-Helen était en France lors du massacre et a exprimé le désir d'en savoir plus sur le destin tragique de son mari et de sa fille. Rapidement, grâce aux révélations de l'ancien boy de la plantation, les deux hommes localisent Marie-Helen et la ramènent en France. Elle doit alors se réadapter à la culture occidentale et plus que tout au système scolaire. Loin de la tradition orale et du mode de vie dépourvu de tout superflu qu'elle a connus en Malaisie, la jeune femme trouve difficilement sa place dans une société stricte et compétitive. Moktuy, quant à lui, souffre également de la perte de son amour. Jusqu'où sa folie va-t-elle le mener ? Pierre Boulle traite des affres de la guerre dans une Asie du sud-est qu'il a bien connue dans les années 50 pour y avoir vécu. Les thèmes abordés dans ce roman d'aventure sont la fuite, l'amour, la jalousie, la trahison, l'injustice et les différences culturelles entre Orient et Occident. L'écriture de l'auteur, mondialement célèbre pour avoir publié Le pont de la rivière Kwaï et La planète des singes est typique de cette époque : soignée, classique et élégante. La littérature a bien évolué depuis en s'appauvrissant malheureusement. L'utilisation du passé simple ne séduit plus et le vocabulaire est de plus en plus commun. L'usage démesuré des écrans, la culture du zapping, de l'immédiateté font que beaucoup de lecteurs veulent des livres consommables rapidement et facilement. L'offre suit et trop de titres sont aujourd'hui publiés dans ce sens, perdant ainsi en nuance et richesse que seule une langue recherchée, précise et soignée peut apporter. Évidemment, il ne faut point généraliser car les grands écrivains, les artisans de la langue, les amoureux du style, existent encore. De plus, la lecture doit être accessible à tous et les histoires « faciles » à lire ont totalement leur place. Néanmoins, et les prescripteurs littéraires sont utiles en ce sens, il est bon parfois de se plonger dans un roman qui paraît de prime abord aride et exigeant car l'effort intellectuel que cela requiert apportera au lecteur une saveur nouvelle, un enchantement neuf et le développement de son sens critique. Lire Pierre Boulle aujourd'hui répond entre autres à ce besoin ! [Critique publiée le 10/05/20] ![]() A R C A Romain Benassaya - 2016 Critic - 434 pages 18/20 Un premier roman de science-fiction brillant ![]() Arca, qui mesure cinquante kilomètres de long, est un immense tronc autour duquel gravite lentement vingt-huit cités reliées chacune par une branche métallique longue de trois kilomètres. À la proue se situe le bureau du commandant Jonah Aquilio tandis qu'à l'autre extrémité se trouvent les propulseurs. Le reste du bâtiment central est occupé par des réservoirs d'eau, de nourriture, des serres géantes, des bureaux et laboratoires ainsi que des espaces publics. Les vingt-huit cités sont quant à elle réservées aux trois mille six cents terriens embarqués dans l'aventure. La destination est sans retour pour ces arconautes : la Griffe du Lion située à vingt-quatre années-lumière de notre planète. Il s'agit d'une exoplanète ressemblant à la Terre par la présence d'eau liquide et d'oxygène et tournant autour de l'étoile HD 4628. Arca se rend dans un premier temps, durant un voyage de huit mois, aux abords de Jupiter. L'endroit est nommé « le Seuil » car c'est à partir de là que les propulseurs vont être véritablement mis en route afin d'atteindre une vitesse supraluminique permettant d'atteindre la Griffe du Lion en huit années seulement ! La matière à l'origine de la fabuleuse source d'énergie nécessaire à ce voyage a été découverte dix années plus tôt par Sorany Desvux. En mission à cette époque auprès du professeur Henri Stern sur Encelade, l'un des satellites de Saturne, la jeune femme avait relevé une alerte dans les instruments de mesure qui lui avait permis de découvrir une nouvelle matière dans des tunnels de glace souterrains. La fameuse substance, nommée « Artefact d'Encelade », a ensuite été exploitée par le groupe Horizon afin de mettre en place le projet Arca. Cependant, à l'heure du décollage, ses multiples propriétés demeurent toujours un grand mystère... L'installation sur une exoplanète, telle la Griffe du Lion, est devenue l'unique et dernier espoir pour les habitants d'une Terre surpeuplée dont les ressources naturelles se sont considérablement raréfiées. Un groupe concurrent à celui qui a imaginé le projet Arca voit pourtant l'avenir de la race humaine sur la toute proche planète Mars. Et depuis plusieurs années, la planète rouge aux conditions naturelles inaptes à toute vie humaine est en voie de terraformation à travers le « service martien » qui oblige chacun et chacune à s'y rendre durant une année entière pour travailler durement dans des mines. Frank Fervant, le héros du roman, a fait ses preuves sur Mars où il a passé cinq rudes années et réussi l'exploit de sauver d'une mort assurée des terriens abandonnés à leur sort après une rébellion des Loups de Mars, une faction radicalisée cherchant à faire basculer l'ordre établi. Recruté par le futur commandant de l'Arca à l'époque de cet acte héroïque, il l'accompagne désormais afin d'assurer le succès et la sécurité du voyage vers la lointaine étoile. Il s'agit en effet d'ouvrir l'il autour de la question religieuse au sein d'une communauté vivant désormais totalement en vase clos. L'église « enliléenne » est une mouvance sectaire née sur la Terre et faisant la synthèse des plus grandes religions. Son culte, bien qu'autorisé, semble créer des tensions et modifier certains comportements au sein du vaisseau. Les « irréguliers » comme ils ont été surnommés peuvent-ils représenter une menace pour le succès de la mission ? Sont-ils manipulés ? Quel est le lien qu'ils cherchent à établir avec Sorany, celle qui a découvert cette fameuse matière qui permet de dépasser la vitesse de la lumière, et qui fait aussi partie du voyage ? Ce premier roman de Romain Benassaya, dont l'illustration de couverture est vraiment splendide, est une réussite. L'histoire est captivante et conserve un rythme prenant de la première à la dernière page. Même si la psychologie des personnages est très manichéenne, les scènes d'action, de dialogue, les flashbacks, les descriptions et les moments d'émotion sont parfaitement agencés. Le socle scientifique est solide et l'absence d'explications sur l'exploitation de la matière d'Encelade afin de propulser le vaisseau à une vitesse supérieure à celle de la lumière ne nuit en rien à la crédibilité du récit. Les chapitres sont courts et se terminent généralement par une note de suspense incitant le lecteur à poursuivre le voyage. Parcourir une uvre de science-fiction bien écrite et soignée sur le plan de la narration et de la rédaction est aussi très agréable. Romain Benassaya, exerçant le métier de professeur de français à l'étranger, a une plume élégante et produit un écrit de qualité. Lire Arca permet de s'évader totalement, de s'immerger dans un monde inconnu, de s'extraire de notre planète pour prendre du recul et réfléchir à l'infini de l'univers qui nous entoure. Cela laisse augurer d'excellents futurs romans pour ce nouvel écrivain de science-fiction français ! [Critique publiée le 10/03/23] ![]() P Y R A M I D E S Romain Benassaya - 2018 Critic - 553 pages 18/20 Un space opera vertigineux ![]() Le récit commence lors du réveil des colons. Le commandant ainsi que son second Éric sont les premiers à sortir de la longue phase de biostase. Rapidement, ils se rendent compte que le système informatique ne fonctionne plus et les empêche d'avoir accès aux données de navigation. Où et en quelle année sont-ils ? Plus étrange encore : le Stern III est posé sur une surface dure et aucune étoile n'est visible sur la voûte céleste. Pendant que l'ensemble de l'équipage sort doucement de sa longue torpeur, dont Johanna la compagne d'Éric, une première phase d'exploration est mise sur pied : un équipage descend au pied du Stern III et découvre une surface crayeuse et uniforme. À bord d'un engin roulant, les sorties se succèdent et permettent de déterminer que le vaisseau humain est coincé à l'intérieur d'une structure en forme de tunnel. Petit à petit, deux voies s'ouvrent aux terriens : renoncer à la quête de la planète Sinisyys et s'installer durablement dans l'artefact inconnu ou explorer davantage les lieux afin d'en trouver la sortie. Le vaisseau humain, long de plusieurs kilomètres, est une véritable arche contenant entre autres une forêt en son sein. Celle-ci est entretenue par une variété d'insectes volants génétiquement modifiés et faisant preuve d'une capacité d'adaptation et d'apprentissage phénoménal. Éric est partisan de l'exploration et rêve de rejoindre une planète viable. Johanna, quant à elle, ne voit la survie de la colonie que dans son déploiement sur leur site présent d'arrivée. Les ressources en alimentation et énergie ne manquent pas à bord du Stern III et de l'eau à l'état gelée est également découverte à quelques jours de route... Dès les premières pages, le lecteur est plongé dans un space opera vertigineux. Les courts chapitres se succèdent sans temps mort tout au long de ce pavé. Voilà déjà une première réussite. La seconde est bien entendu l'histoire elle-même qui est passionnante. Elle reprend une trame classique déjà souvent exploitée en littérature de science-fiction comme dans le désormais classique Rendez-vous avec Rama de Arthur C. Clarke. Ici, le récit détaille le choix qui s'offre aux colons. Les chapitres alternent entre l'implantation humaine à l'extérieur du vaisseau par la création d'une cité appelée « Nouvelle Ramille » et la découverte du tunnel à bord d'un appareil, L'Ookpik, spécialement conçu pour en parcourir les dimensions gigantesques. Comme dans toute communauté humaine isolée, de vives dissensions voient le jour entre les explorateurs et les bâtisseurs. Le roman aborde donc de nombreux sujets à travers les dimensions politique, sociale, scientifique et philosophique. L'auteur privilégie cependant l'action et le mouvement et s'affranchit de toute digression métaphysique ou de justification sur le contexte scientifique qui sert de base au récit. Pour autant, le socle est solide et cartésien, l'histoire est bien construite et argumentée, les rebondissements s'articulent parfaitement. Le moteur de cette aventure réside dans ce mystère autour du tunnel. Cet artefact est-il artificiel ? Que contient-il ? Une sortie existe-t-elle ? Je ne vais évidemment pas livrer ici certains éléments de réponse. Bref, voici un livre palpitant avec de l'exploration spatiale, du suspense, des guerres intestines, de l'émotion, des complots et des surprises ! Pyramides offre un beau voyage aux confins de l'espace-temps, il serait dommage de s'en priver ! L'auteur, Romain Benassaya, est né en 1984 et réside actuellement en Thaïlande où il enseigne le français. Pyramides est son second roman. [Critique publiée le 10/05/20] ![]() L ' H O M M E Q U I S ' E N V O L A Antoine Bello - 2017 Gallimard - 318 pages 12/20 Un livre convenu ![]() Seulement, malgré le succès et l'argent qui met à l'abri ses enfants et futurs petits-enfants, Walker est frustré ; l'essentiel lui manque : le temps. Ses responsabilités professionnelles, sa famille et ses multiples autres obligations dévorent ses journées. Pour lui, le temps est synonyme de liberté. Et il ne s'achète pas ! Ce qui au début n'est qu'une lubie devient un plan précis et sérieux : il va mettre en scène sa disparition pour quitter définitivement son quotidien pesant et recouvrir la vraie liberté essentielle à son épanouissement. Aux commandes de son avion Turboprop, il met le cap sur une chaîne de montagnes voisine et saute de l'appareil en parachute quelques instants avant la terrible collision. Les dés sont jetés, il ne peut plus reculer. Alors que sa famille doit faire face au terrible chagrin et à l'organisation des funérailles, Walker fuit dans la nature en ayant pris soin au préalable, par un habile montage financier, de se constituer une rondelette somme d'argent sur un compte bancaire étranger. Évidemment, l'assurance ne classe pas l'affaire sans preuve de sa mort et, afin d'éviter de payer un dédommagement considérable, engage un détective pour enquêter sur la disparition du riche entrepreneur. Nick Shepherd est mandaté pour mener à bien cette mission. Particulièrement expérimenté, il découvre rapidement que Walker est vivant grâce aux colossaux moyens de recherche qu'il engage. La traque commence alors à travers les États-Unis... Ce roman commence honnêtement : un héros digne de Largo Winch nous est présenté. Cela n'a rien d'étonnant dans une Amérique où il est de coutume que certains réussissent bien plus que d'autres. Pour ce Walker, tout semble ainsi parfait : l'argent, l'amour, la famille. Bref, même les personnages de Santa Barbara ou Amour, gloire et beauté semblent galérer à côté. Seulement, Antoine Bello brosse des portraits assez superficiels et convenus. Les acteurs de son histoire manquent de profondeur et de densité. Rapidement, la disparition est amenée et la traque est lancée. Soyons honnête, certaines pages de la course-poursuite sont prenantes et bien rythmées. Le lecteur est avide de poursuivre l'aventure pour en connaître le dénouement. Mais la fin m'a déçu. Je m'attendais à une réelle confrontation entre les protagonistes principaux que sont Walker, Sarah et Nick dans la seconde partie du récit. J'aurais voulu une conclusion plus pimentée, plus surprenante. Bref, le thème initial de la disparition volontaire est passionnant, troublant, excitant ; mais cette idée si riche et prometteuse n'est pas suffisamment exploitée. L'auteur manque cruellement d'imagination. Quant au style littéraire, il est inexistant. L'écriture est plate, informe. Seul le rythme des chapitres a été soigné. J'ai connu bien mieux chez Gallimard ! Antoine Bello a aussi quelques manies qui transparaissent dans son texte : l'informatique le passionne et lorsque Walker doit accéder à Internet en toute discrétion, le lecteur apprend quel modèle précis d'ordinateur il achète (taille de la mémoire, marque du processeur, ...) ainsi que le nom du navigateur qu'il utilise pour ne pas se faire repérer. Ces détails sont assez dispensables et semblent rajoutés principalement pour montrer les connaissances de l'auteur en la matière. Enfin, la chute est un peu légère. Cette conclusion à l'eau de rose ne m'a pas emballé et m'a rappelé les romans surfaits de Marc Levi ou Harlan Coben... [Critique publiée le 10/05/20] ![]() L E D I A B L E , T O U T L E T E M P S Donald Ray Pollock - 2011 Le Livre de Poche - 403 pages 17/20 Une Amérique de dingues ! ![]() Willard Russel, traumatisé par la guerre du Vietnam, fait la connaissance de Charlotte dans un bar lors de son retour au pays. Rapidement, ils nourrissent le rêve de fonder une famille et donnent naissance à Arvin. Le malheur s'abat sur eux au bout de quelques années car Charlotte tombe gravement malade. Très croyant, Willard entraîne son fils pour prier dans les bois alentour et y sacrifier des animaux en demandant la guérison de sa femme. Charlotte succombe ; Willard se tranche la gorge pour la rejoindre. Voilà pour le décor de ce roman d'une noirceur extrême. Arvin, qui n'a pas encore dix ans, va devoir se construire en affrontant les démons qui l'ont déjà emporté loin de la vie paisible que peut espérer un enfant. Arvin est alors élevé par sa grand-mère Emma et son oncle Earskell. Il se lie d'amitié avec Lenora, également recueillie par le couple, qu'il considère comme sa sur. Lenora est une orpheline, fruit d'une relation sulfureuse entre Frère Roy et Helen. L'homme a fini par tuer sa femme à coup de tournevis car il croyait détenir le pouvoir de faire ressusciter les morts... Après ce meurtre, il s'est enfuit sans se préoccuper de la jeune enfant. Frère Roy est toujours accompagné de son acolyte Frère Theodore. Tous deux sont des prédicateurs totalement allumés qui prétendent répandre la parole de l'Évangile dans les petites églises paroissiales du pays. Roy est un comédien qui sait haranguer les foules avec conviction tout en reluquant les femmes qui pourraient assouvir ses besoins tandis que Theodore est un musicien en fauteuil roulant. Comme si un malheur ne suffisait pas, Lenora, murée dans le silence et la prière depuis la mort de sa mère et la disparition de son père, connaîtra encore la souffrance avec le pasteur Teagardin, une autre belle ordure dans ce pays de dingues... Il y a aussi Carl et Sandy. Le couple sillonne les routes du pays à la recherche d'auto-stoppeurs. Carl se dit photographe ; mais son « uvre », morbide, nécessite le meurtre de chaque jeune homme embarqué dans sa voiture. Avec Sandy, il mêle la mort et le sexe dans un délire totalement pervers et très violent. Tous ces personnages vont graviter autour du jeune Arvin. Ici, chacun fait sa loi et les autorités semblent impuissantes face aux meurtres, viols et autres injustices qui sévissent. Pollock dresse un portrait très noir de l'Amérique d'après-guerre. Ses personnages agissent sans état d'âme et possèdent des caractères bien trempés. La religion est très présente et n'apporte aucun réconfort aux personnes en souffrance. Au contraire, les hommes d'église sont des pourris et des vicieux. L'univers décrit est très machiste, les femmes sont totalement soumises aux hommes. Même Sandy, seul individu de sexe féminin situé dans le camp des bourreaux, semble être totalement prisonnière de Carl et son délire. Inutile de préciser que les armes sont omniprésentes et permettent à chacun de régler ses comptes à sa manière. Ce mode de vie est toujours d'actualité soixante-dix ans plus tard et n'est pas prêt de changer... Le diable, tout le temps m'a rappelé deux autres livres. Le premier est 1275 âmes de Jim Thompson qui brosse également le quotidien malsain d'une poignée d'individus agissant en tout impunité dans l'Amérique des années 60. Le second se passe aussi à cette époque durant laquelle les hippies voulaient créer un monde nouveau sur les côtes de Californie. Dans l'excellent Avenue des géants, Marc Dugain raconte la vie tourmentée d'un homme qui commence par tuer ses grands-parents, se rachète puis termine en aidant la police à élucider les meurtres qu'il a lui-même commis. Donald Ray Pollock a longtemps travaillé dans une usine de pâte à papier dans le sud de l'Ohio. À cinquante ans, il suit des cours en atelier d'écriture. Son premier roman, Le diable, tout le temps, est publié en 2011 et connaît un gros succès. Il est notamment louangé par François Busnel en France et élu meilleur livre de l'année 2012 par le magazine Lire. [Critique publiée le 19/04/19] ![]() A P O L L O 1 3 Jim Lovell / Jeffrey Kluger - 1994 Robert Laffont - 426 pages 14/20 Trois hommes à bord d'un module spatial gravement endommagé entre la Terre et la Lune ![]() Alors que le vaisseau est à mi-chemin de son objectif, Swigert lance le brassage de l'oxygène contenu dans le réservoir numéro 2 sur demande du centre de contrôle de Houston qui pilote à distance l'ensemble des opérations. Soudain, les trois astronautes entendent le bruit d'une explosion. C'est à ce moment-là que Swigert prononce cette phrase devenue si célèbre : « Houston, we've had a problem. » Dans un premier temps, l'ampleur du problème n'est pas bien comprise. Petit à petit, cependant, les ingénieurs de Houston qui contrôlent l'ensemble des paramètres du vol découvrent différentes anomalies : antenne de communication endommagée, piles à combustible déchargées, réservoir numéro 2 d'oxygène vide, réservoir numéro 1 en perte de pression, circuit électrique en panne. Rapidement, les dernières ressources en énergie du module de commande s'épuisent. Le directeur de vol, Gene Kranz, prend alors la décision d'abandonner ce module et d'utiliser le vaisseau lunaire, Aquarius, pour ramener l'équipage sain et sauf au bercail. La tension est extrême car le module lunaire, en sommeil à ce stade de la mission, doit être réveillé par une source d'énergie extérieure. Celle-ci est puisée dans le peu restant dans le module de commande et couplée à celle prévue pour le module de descente sur la Lune, ce dernier objectif ayant bien évidemment été abandonné. Aquarius est réactivé de justesse et devient alors le canot de sauvetage de l'équipage. Les trois hommes s'installent dans le module lunaire prévu pour accueillir deux personnes et coupent temporairement les équipements non indispensables afin de garder suffisamment d'énergie pour la dernière phase d'approche de la Terre. Les ingénieurs de Houston doivent encore s'activer pour définir le meilleur scénario de retour possible en tenant compte des ressources limitées de l'appareil. La décision est prise par Kranz de continuer vers la Lune pour la contourner et bénéficier ainsi de la force d'inertie fournie. Évidemment, je ne dévoilerai pas la fin en rappelant que l'équipage a été ramené sain et sauf sur la Terre malgré des chances initiales de réussite extrêmement faibles. Cette histoire est d'autant plus incroyable qu'elle provient de la réalité et non d'une fiction. Le périple raconté ici par le commandant Jim Lovell et le journaliste Jeffrey Kluger a permis la publication d'un livre traitant d'un sujet difficilement imaginable. Un écrivain de science-fiction aurait-il fait mieux ? Ron Howard s'est même appuyé dessus pour la réalisation du film éponyme en 1995. Bref, le programme Apollo aura été une véritable épopée digne d'Hollywood ! En ce qui concerne la lecture de ce récit, j'avoue tout de même avoir eu quelques moments de faiblesse. L'écriture est aride car, malgré les efforts de vulgarisation, le vocabulaire reste souvent technique. Hormis quelques simplifications narratives, le livre retranscrit l'ensemble des échanges entre l'équipage d'Apollo 13 et le centre de contrôle de Houston. Les Capcom, EECOM et autres spécialistes enchaînent les conversations avec les hommes en route pour la Lune. Tous les détails sont mentionnés... Selon l'intérêt de chacun dans l'approfondissement de la compréhension de la mission, certaines pages peuvent donc être plus ou moins rébarbatives ! Comme indiqué plus haut, cela est conforté par le fait que ce récit n'est pas une fiction et n'a pas vocation à être lu comme un roman. Il s'agit d'un document, d'un témoignage, aussi rocambolesque soit-il. Le film étant très fidèle au livre, il peut parfaitement suffire à découvrir cette mission de sauvetage inouïe car Ron Howard a parfaitement su vulgariser sur le grand écran les étapes du voyage entre la Terre et la Lune. [Critique publiée le 19/04/19] ![]() L ' H O M M E - D É Luke Rhinehart - 1971 Éditions de l'Olivier - 521 pages 13/20 Quand les dés prennent la place de Dieu ![]() Attiré par sa voisine, également épouse de son meilleur collègue, il décide de laisser les dés choisir s'il peut ou non la violer, rien que ça ! Les deux petits cubes lui disent de passer à l'action. Dès lors, Luke, se met à confier tous ses choix quotidiens aux dés et commence à enseigner cette nouvelle philosophie de vie à sa femme, ses enfants et ses patients à qui il conseille : « Cessez d'essayer de vous créer un modèle, une personnalité, contentez-vous de faire ce dont vous avez envie. » Son caractère totalement changeant, imprévisible et incohérent le fait passer pour un fou. Convaincu que l'homme doit laisser s'exprimer les multiples facettes de son Moi, le psychiatre s'enfonce dans sa nouvelle théorie et commet des actes sidérants autour de lui. Il en vient même à mettre en jeu des vies humaines... Ce livre interroge la condition humaine sur de nombreux points. Devons-nous laisser libre cours à tous nos fantasmes ? Où s'arrête notre liberté et celle d'autrui ? La vie en société constitue-t-elle un carcan bridant les individus ? Peut-on pousser à son paroxysme le libre arbitre ? Chaque instance de notre Moi peut-il passer au premier plan dans notre comportement quotidien ? Le hasard rend-il plus heureux ? Les questions soulevées par ce roman sont infinies... Pour le psychiatre new-yorkais : « Si nous nous cantonnions toujours dans ce qui nous était naturel au départ, nous ne serions que des espèces de gnomes rabougris en comparaison de notre potentiel. Il faut incorporer sans cesse de nouveaux domaines d'activité humaine pour essayer de nous les rendre naturels. » Roman devenu culte par la folle théorie qu'il développe, L'homme-dé ne m'a pas subjugué au plus haut point. De nombreux chapitres sont passionnants et prenants à lire mais certaines pages sombrent dans des considérations psychanalytiques parfois laborieuses et le roman aurait gagné à en être écourté. Peut-être que la relative ancienneté de ce texte explique son style un peu ampoulé aujourd'hui ? Enfin, malgré des scènes croustillantes oscillant entre violence et sexe, je suis un peu resté sur ma faim quant aux situations improbables qu'une vie soumise aux dés pourrait fabriquer. Bref, une idée brillante sous-tend l'uvre de Luke Rhinehart. Dommage que l'histoire qu'il a tissée à partir de ce matériau ne soit pas davantage extravagante et hallucinée ! À lire néanmoins pour tous les passionnés de sciences humaines. [Critique publiée le 19/04/19] ![]() L A V I E E N S O U R D I N E David Lodge - 2008 Payot & Rivages - 414 pages 17/20 Aussi jouissif qu'un film de Woody Allen ! ![]() Sa femme, plus jeune que lui, s'épanouit professionnellement en dirigeant un magasin de décoration luxueux. Le couple réside dans une belle demeure d'une petite ville, Brickley, située au nord de la capitale anglaise. Au tout début du récit, lors d'une réception mondaine, Desmond est abordé par une étudiante qui lui demande ses services pour mener à bien sa thèse sur l'étude stylistique des lettres de suicide. Noyé dans le bruit ambiant dû aux convives, le linguiste répond par l'affirmative à toutes les questions pour minimiser son handicap et se retrouve malgré lui volontaire pour aider la jeune femme. Il se retrouve chez elle peu après. Sa beauté le trouble et il se fait violence pour couper court à toute poursuite de leur relation. Il est d'ailleurs plutôt comblé par sa femme sur les plans amoureux et sexuel... Au niveau familial, notre professeur est aussi accaparé par les soucis liés à son père vieillissant au caractère de plus en plus irascible. Ce dernier vit à Londres et refuse de s'enfermer dans une maison de retraite auprès de son fils. Cette présentation du roman, en grande partie autobiographique, peut laisser de marbre et paraître traiter de problèmes assez anodins et pathétiques. Les sujets abordés sont en effet ceux de la vie ordinaire bien souvent ; mais décrits par le grand David Lodge, les petites tragédies se transforment en scènes vraiment délicieuses lorgnant sans cesse du côté du burlesque. La surdité du personnage principal est source de nombreux quiproquos hilarants. Ses râleries sur les fêtes de fin d'année ou les centres de vacances du type « Center Parcs » font penser aux monologues incessants de l'acteur Woody Allen dans ses meilleurs films. Ses relations avec le sexe opposé sont parfaitement réalistes et criantes de vérité. Enfin, son compte-rendu de sa visite dans le camp de concentration et d'extermination d'Auschwitz prend littéralement aux tripes... Le récit est par ailleurs très fluide et agréable à lire. Il nous plonge tantôt dans le fonctionnement chaotique des appareils auditifs ou l'apport de la surdité dans les uvres de Beethoven et Goya, tantôt dans les fantasmes sexuels de Desmond à travers quelques passages croustillants dosés juste comme il faut en érotisme. Parfois grave, souvent drôle, La vie en sourdine est un roman jouissif et son auteur un maître dans l'observation des comportements sociaux humains. Une belle pincée d'humour et de légèreté avec en filigrane une profonde réflexion sur la vie de famille, la maladie et la mort. Great Mister Lodge ! [Critique publiée le 19/04/19] ![]() L E T E R M I N A T E U R Laurence Suhner - 2017 L'Atalante - 184 pages 15/20 De Genève aux confins de l'univers ![]() On y apprend par exemple sa passion pour la science dès son plus jeune âge grâce, notamment, à Hergé et son célèbre professeur Tournesol. Le titre de l'ouvrage reprend celui de l'une des nouvelles qui a aussi été publiée cette année dans la prestigieuse revue scientifique Nature. Suite à la fabuleuse découverte d'un système extrasolaire de sept planètes de type terrestre autour de l'étoile Trappist-I, Laurence Suhner a laissé travailler son imagination dans deux textes. Elle y décrit un monde peuplé de créatures marines intelligentes et visité par l'homme dans un lointain futur. Les planètes étant en rotation synchrone avec leur étoile, elles lui présentent toujours la même face. Le « terminateur » est cette ligne imaginaire qui relie les deux parties d'ombre et de lumière. Tout cela est évidemment vertigineux pour le lecteur et permet d'être au courant des dernières avancées scientifiques... Homéostasie est un récit pessimiste écrit en 2008. Notre planète est envahie par une neige noire qui annonce son agonie. Gaïa est vue comme un être vivant à part entière avec qui il faut impérativement communiquer pour éviter le pire. Mais n'est-ce pas trop tard ? L'homme n'est-il pas allé trop loin ? Cette histoire résonne évidemment avec la terrible crise écologique que nous vivons aujourd'hui et qui est, selon moi, le défi majeur de notre siècle. Dans Le corbeau, il est question d'un écrivain de la fin du XIXe siècle qui devient la victime d'un personnage de papier sorti de sa propre imagination. Laurence Suhner rend ici hommage, à travers l'ambiance du texte, à des auteurs majeurs comme Agatha Christie ou Edgar Allan P. Timhka se situe dans l'univers de Quantika et correspond à un travail de préparation et de recherche au sujet de la trilogie. Là encore, le lecteur est transporté sur une exoplanète et découvre le quotidien d'un ethnologue qui tente de comprendre les êtres intelligents qui y vivent. Comme bien souvent, la science-fiction permet d'aborder des sujets d'actualité et, ici, l'incompréhension couplée à l'arrogance des humains face aux entités extraterrestres n'est pas sans rappeler la destruction des peuples primitifs d'Amazonie, le rejet des migrants en Europe, ... J'ai particulièrement aimé La valise noire et L'autre monde qui m'ont fait penser à la mythique série télévisée américaine de Rod Sterling : La Quatrième Dimension (The Twilight Zone en version originale). La première nouvelle nous confronte à différentes réalités qui cohabitent entre elles. La seconde nous met dans la tête d'Astor Pilgrim visitant une obscure boutique d'antiquités à Genève. La fin est brillante avec un changement de focale qui nous montre l'envers du décor... Pour conclure, il y a comme dans tout recueil de nouvelles des textes que l'on aime beaucoup et d'autres qui nous laissent sur notre faim. Je lis très peu de récits courts car ce format ne me convient pas ; j'ai besoin de plonger dans de longs romans qui m'évadent durablement. Pour Laurence Suhner, j'ai néanmoins fait une exception et cela fût une expérience très intéressante ! [Critique publiée le 19/04/19] ![]() T R O I S J O U R S E T U N E V I E Pierre Lemaitre - 2016 Albin Michel - 279 pages 16/20 Le poids du secret ![]() La première période correspond à l'accident tragique dont il va être responsable. Âgé de douze ans, Antoine, dans un accès de violence involontaire, tue par accident un petit garçon de six ans nommé Rémi Desmedt. Contrarié par la mort du chien de Rémi, dont ce dernier n'était en rien responsable, Antoine le frappe alors qu'ils sont dans la forêt qui borde Beauval, leur petit village provincial. Très vite après ce meurtre surgit la grande tempête de 1999 qui dévaste une bonne partie de la France. La région forestière où se situe l'action n'est pas épargnée par les dégâts. Antoine, qui a caché le corps de Rémi dans la forêt sans vraiment réfléchir à son acte, bénit ce cataclysme météorologique qui redistribue les cartes et rendra les fouilles plus complexes lorsque la disparition du garçonnet sera découverte. Le meurtrier s'enferme dans le déni et le mensonge durant des jours, des mois et des années. Le lecteur découvre alors, en 2011, la vie d'Antoine devenu adulte. Installé loin de Beauval qui lui rappelle trop le drame, il tente de se construire une existence. Mais le passé peut surgir à tout instant et ses démons avec... Ce roman se lit facilement ; l'écriture de Pierre Lemaitre est fluide et va à l'essentiel. Ainsi, le lecteur est vite happé par cette histoire qui traite avant tout du poids de la culpabilité, du remord, du mensonge. Ce qui m'a attiré dans ce récit dramatique est de découvrir comment Antoine surmonte au quotidien le terrible secret qu'il garde en lui. Jusqu'où peut-il tenir ? Inévitablement, le lecteur est amené à réfléchir sur la façon dont il aurait procédé. Le point de bascule réside dans les premiers instants après l'assassinat : doit-on libérer sa conscience ou peut-on s'enfermer dans le mensonge jusqu'à ne plus croire à la réalité ? Cette dichotomie psychologique est fascinante et chacun peut être amené à la vivre un jour malheureusement... Le lieu de l'action est également judicieusement choisi. Ainsi, à l'enfermement psychologique d'Antoine se rajoute l'isolement géographique d'un village de province. À Beauval, tout le monde se connaît et chacun soupçonne son voisin. La terrible tempête qui s'abat expose encore davantage les habitants à la promiscuité en coupant de nombreuses voies d'accès vers l'extérieur. Enfin, notons que l'auteur, prix Goncourt en 2013 pour Au revoir là-haut, remercie à la fin de son livre quelques auteurs que j'apprécie énormément : Yann Moix, Marc Dugain et David Vann entre autres. [Critique publiée le 19/04/19] ![]() L E S D A M E S B L A N C H E S Pierre Bordage - 2015 L'Atalante - 377 pages 18/20 Un récit captivant, vertigineux et engagé ![]() Voilà comment débute ce roman prenant de Pierre Bordage. Par un fait que l'on aurait pu qualifier de « divers » si ce n'est la présence incongrue de cette bulle digne du rôdeur de la mythique série Le prisonnier. Doucement, en France et ailleurs dans le monde, de semblables phénomènes se répètent. À chaque fois, une sphère immobile apparaît comme par magie et les jeunes enfants des alentours disparaissent malgré toutes les précautions de leurs parents. Ils sont comme happés par ces objets diaboliques. Les gouvernements tentent tout d'abord d'y répondre par la force : des explosifs de plus en plus puissants sont utilisés pour tenter de détruire ces « dames blanches ». En vain... Même les charges nucléaires sont inoffensives. Finalement, des enfants ceinturés de charges explosives sont sacrifiés pour le bien de l'humanité. Les quelques effets positifs constatés sur l'apparence des bulles conduisent les décideurs politiques à promulguer la loi d'Isaac : celle-ci oblige chaque famille à condamner un enfant au bénéfice de la guerre mondiale que l'humanité a déclenché contre les envahisseurs. Pierre Bordage, écrivain ô combien simple et sympathique, nous conte cette folle histoire sur une quarantaine d'années. Ses personnages s'étalent sur plusieurs générations, de celle ayant vu les toutes premières apparitions du phénomène à celle partageant la planète avec des millions d'hôtes autour desquels le mystère reste entier. La science-fiction, comme le défend Bordage, permet d'aborder le réel mieux que tout autre récit dit de littérature blanche. Ici, de nombreuses thématiques actuelles sont présentes. Avant tout, la peur de la différence, de l'autre est au cur du sujet. La dame blanche symbolise l'étranger qui s'implante dans notre quotidien et avec qui l'on ne cherche pas vraiment à communiquer. Ce renoncement de l'échange conduit au rejet, à la simplification, aux raccourcis et à la malveillance. L'auteur vendéen, à travers la loi Isaac, créé un monde dictatorial, une société cauchemardesque où des milices opèrent afin de faire respecter les décisions politiques. Le peuple entre, en grande majorité, dans la désobéissance civile. Cela mène à des combats aux quatre coins de la planète contre la réquisition toujours croissante des jeunes enfants. Le parallèle avec la résistance contre le nazisme dans les années 40 est évidemment saisissant. Les dames blanches traite aussi du deuil. La plupart des personnages sont confrontés à la perte de leur enfant, drame sans doute le plus terrible qui puisse survenir à des parents. La fatalité de cette situation génère à la fois tristesse, colère et gâchis. Enfin, Pierre Bordage fait prendre à son lecteur beaucoup de hauteur pour l'emmener, à travers un récit vertigineux, à réfléchir sur la place de l'homme dans l'univers et le sens de la vie. Et cette cerise sur le gâteau, seuls des romans d'anticipation peuvent l'apporter. Ainsi, louons ce genre aussi noble que n'importe quel autre, n'en déplaise à certains critiques repliés sur leurs préjugés poussiéreux ! Pour terminer, je souhaiterais mettre l'accent sur la fluidité de la narration. Bordage, surnommé « le Balzac de la science-fiction », peut également se targuer d'être un digne héritier du grand Alexandre Dumas. Ses chapitres, construits comme des feuilletons, sont équilibrés, efficaces et rythmés avec un brio remarquable. Une belle leçon d'écriture pour ceux qui chercheraient un modèle ! [Critique publiée le 03/09/17] ![]() S U K K W A N I S L A N D David Vann - 2008 Gallimard - 232 pages 18/20 Noirceur absolue ![]() Jim a quitté son travail de dentiste et veut prendre un nouveau départ après deux histoires d'amour ratées. Durant une année, il compte ainsi faire sa propre introspection, vivre paisiblement au contact de la nature et surtout offrir à Roy, son garçon de treize ans, une expérience de vie hors du commun. Les premières semaines sont rythmées par les activités de pêche, chasse et travaux d'amélioration de leur maison en bois. Les deux hommes, confrontés à la solitude la plus extrême, doivent en effet subvenir eux-mêmes à leurs besoins en nourriture et chauffage notamment. Cependant, la richesse des relations humaines fait vite défaut dans cet endroit hostile du bout du monde où les éléments naturels montrent toute leur rudesse. Roy ne sait pas vraiment pourquoi il a suivi son père. Très vite, il se met à penser à sa mère et sa petite sur chez qui il vivait avant ce voyage. Et surtout, il entend son père sangloter chaque nuit et marmonner des angoisses qui semblent le ronger mais dont il n'évoque jamais l'existence en journée. L'adolescent s'interroge et se sent finalement aussi responsable de son père que réciproquement. Jusqu'au jour où tout bascule. L'inévitable se produit. Le cauchemar commence. Impossible d'en dire davantage sans dévoiler la mauvaise surprise qui se produit au milieu de l'histoire. Un conseil tout de même : avant la lecture, ne regardez surtout pas la dernière page du premier chapitre sous peine de tomber sur la phrase choc qui défie totalement la logique du lecteur. Car moi non plus je n'avais rien vu venir. Bien sûr l'ambiance lourde et sombre laissait présager un dénouement tragique. Mais pas de cette façon ! Comme dans le roman La route de Cormac McCarthy, il faut s'accrocher pour supporter la noirceur du récit dès la première page. Rien de positif ne vient émailler le texte, tout n'est que pessimisme, solitude, tempête, destruction, pleurs, nostalgie, repli sur soi, ... Le style littéraire illustre également ce dénuement avec des phrases sèches, sans fioriture et des dialogues livrés de façon brute au lecteur. C'est en 2008 qu'un journaliste du New York Times tombe un peu par hasard sur ce court livre publié à l'époque chez un petit éditeur universitaire américain. Il en livre une critique dithyrambique qui offre à l'ouvrage une tribune inespérée. Dès lors, et particulièrement en France, le succès est phénoménal. La presse s'emballe pour le roman de David Vann et The Guardian affirme même : « Jamais pareil livre n'avait été écrit. » L'auteur, né sur une île d'Alaska en 1966, a perdu son père de façon tragique et s'est évidemment inspiré de son enfance tourmentée pour écrire Sukkwan island. Aujourd'hui, il poursuit son uvre dans cette veine littéraire qui explore les méandres de l'âme humaine et explique comment, dans certaines situations de huis clos notamment, ceux-ci peuvent conduire à l'explosion de la cellule familiale. [Critique publiée le 03/09/17] ![]() L ' E X T R A O R D I N A I R E V O Y A G E D U F A K I R Q U I É T A I T R E S T É C O I N C É D A N S U N E A R M O I R E I K E A Romain Puértolas - 2013 Le Dilettante - 253 pages 10/20 Un récit inégal et informe ![]() Il est venu d'Inde en avion pour un court séjour dans notre pays. Son unique objectif est de se rendre dans un magasin Ikea pour acheter le dernier modèle de lit à clous. Son transfert de l'aéroport au célèbre magasin suédois se fait à bord du taxi d'un gitan. Au moment de régler sa course, le maître de l'illusion l'arnaque avec un faux billet de cent euros qu'il récupère subrepticement au dernier moment. Ajatashatru a prévu de se laisser enfermer pour dormir dans une chambre témoin chez Ikea. Malheureusement, un changement de collection s'opère durant sa présence ; il se retrouve alors bloqué dans une armoire déménagée par camion vers le Royaume-Uni ! L'aventure commence alors à bord du poids-lourd qui renferme quelques clandestins en quête d'un monde meilleur. Le fakir devient aux yeux de ses nouveaux compagnons, dont Wiraj un soudanais avec qui il se lie d'amitié, un migrant de plus qui cache bien son jeu en racontant une histoire totalement improbable. Après un passage forcé par l'Espagne, la méprise est reconnue par les autorités et l'homme enfin libéré grâce à ses papiers en règle. Mais un destin extraordinaire continue de s'abattre sur lui : il se retrouve coincé dans la malle de voyage de la célèbre actrice Sophie Morceaux. Cette dernière, touchée par le parcours de l'indien, lui offre la pension dans un hôtel de luxe et le met en relation avec un éditeur. Ajatashatru a en effet écrit, dans la soute d'un avion, un livre sur sa chemise avec un crayon en bois Ikea ! Ses péripéties vont être encore très riches entre sa rencontre amoureuse avec Marie et un voyage imprévu à bord d'une montgolfière qui le conduira jusqu'en Libye... Voilà quelques éléments de ce roman qui part un peu dans tous les sens. L'ensemble m'a donné l'image d'un livre maladroit et lourd dans sa construction narrative. J'ai eu l'impression que les différents chapitres, personnages et situations étaient mal raccordés entre eux. La rencontre avec Sophie Morceaux est assez indigeste et incongrue dans le déroulement global du récit. La relation avec le chauffeur de taxi du début est mal exploitée. L'écriture d'une histoire sur une chemise, le naufrage d'une montgolfière dans la mer sont des exemples supplémentaires de situations décousues. Évidemment, ce roman cocasse n'est pas à lire au premier degré. Mais je n'ai pas réussi à trouver le bon ton, le bon décalage... Le véritable intérêt, malheureusement pas assez développé, concerne les réflexions sur le statut des migrants. Romain Puértolas, lieutenant de police à la direction centrale de la police aux frontières, maîtrise le sujet et le vit au quotidien. Il écrit des pages poignantes sur un sujet plus que jamais d'actualité : « Pour la police, ils étaient des clandestins, pour la Croix-Rouge, ils étaient des hommes en détresse. » Toujours en parlant de ces réfugiés qui fuient des pays en guerre, l'auteur nous rappelle que naître du « bon » ou du « mauvais » côté de la Méditerranée n'est qu'une simple question de hasard que nous avons bien trop souvent tendance à oublier : « Pourquoi certains naissaient-ils ici et d'autres là ? Pourquoi certains avaient-ils tout, et d'autres rien ? Pourquoi certains vivaient-ils, et d'autres, toujours les mêmes, n'avaient-ils que le droit de se taire et de mourir ? » L'extraordinaire voyage du fakir qui était resté coincé dans une armoire Ikea a été écrit en deux semaines dans les transports en commun entre domicile et travail. Son auteur connaît depuis le succès à travers plus de trente-cinq pays. Je ne sais pourquoi la critique a été aussi dithyrambique à l'égard d'un livre tout au plus convenable et léger pour une lecture d'été... Le cruel manque d'unité, de cohésion et de profondeur est une réelle source de frustration. Sans oublier la fin qui est mièvre et trop vite amenée. Dommage ! [Critique publiée le 19/11/16] ![]() P O I N T S C H A U D S Laurent Genefort - 2012 Le Bélial' - 235 pages 12/20 Invasion d'aliens ![]() Ce phénomène incroyable et incompréhensible est concomitant à l'arrivée massive d'extraterrestres sur notre planète. Ces bouches, qui se multiplient de façon considérable, constituent des portes d'entrée et de sortie sur notre planète. Des troupeaux entiers d'aliens y apparaissent puis entament de longs périples et transhumances afin de trouver la porte de la station suivante. La Terre se retrouve subitement au sein d'un gigantesque réseau interplanétaire de mondes connectés les uns aux autres. Certains extraterrestres ne poursuivent pas le voyage et décident carrément de s'installer chez nous. Ces êtres venus d'ailleurs ne sont généralement pas belliqueux ; ils ne portent d'ailleurs aucune attention aux êtres humains qui ne sont pour eux qu'une espèce banale parmi tant d'autres. À la fin du roman, un lexique décrit les différentes races en transit sur la Terre. Leurs murs, caractéristiques morphologiques, langages et caractères sont ainsi minutieusement répertoriés. Bref, la vie dans l'univers existe et même foisonne ! Du jour au lendemain, la représentation humaine du cosmos est donc totalement ébranlée. J'avoue avoir eu quelques difficultés à accepter le postulat de base. Mon esprit cartésien s'accommode assez mal avec le space opera qui demande de se projeter instantanément dans un monde très différent du nôtre. Je préfère les romans qui restent à la lisière entre notre univers et celui du mystère comme Spin ou Roadmaster par exemple. Points chauds est pourtant le texte le plus accessible de Laurent Genefort. C'est lui-même, lors d'une rencontre au Festival Étonnants Voyageurs en 2016, qui m'a proposé de commencer par ce titre dans sa production dense. La construction et le découpage du récit m'ont également légèrement dérouté. Plusieurs histoires s'entremêlent comme autant de petites nouvelles, ce qui ne facilite pas la mise en place d'un fil directeur dans la tête du lecteur. En revanche, des points positifs existent bel et bien. Pour commencer, l'auteur boucle son roman avec élégance. Ensuite, il faut bien sûr voir dans ce livre de science-fiction une allégorie en totale résonnance avec l'actualité internationale : les aliens représentent les migrants, les réfugiés, qui, sans défense, recherchent une terre propice à leur épanouissement. Vu sous cet angle, Points chauds prend une véritable dimension et invite le lecteur à réfléchir sur les motivations de ces étrangers, leur différence et la peur infondée qu'ils infligent à beaucoup d'entre nous. C'est dans cette réflexion que réside l'intérêt principal du récit de Laurent Genefort. [Critique publiée le 19/11/16] ![]() S P I N Robert Charles Wilson - 2005 Denoël - 545 pages 18/20 Le destin de trois amis confrontés à une modification majeure du cosmos ![]() Terriblement anxiogène pour l'humanité, l'absence des étoiles perdure des années. La lune aussi a disparu. Le soleil, quant à lui, est un simulacre. Hormis une voûte céleste plongée chaque nuit dans l'obscurité la plus totale, le cycle de la vie sur la Terre n'est pas impacté car le climat est apparemment préservé. Du côté des technologies humaines, les conséquences retentissent davantage car l'usage des satellites devient impossible. S'adaptant au mieux face à ce bouleversement, l'humanité poursuit son chemin en croulant sous le poids d'une infinité de questions métaphysiques et angoissantes sur l'origine de l'isolement de sa planète. Il s'avère en effet que la Terre est entourée d'une sorte de membrane nommée le Spin. Les trois adolescents grandissent. Jason, fils d'un industriel influent, consacre sa vie à comprendre le phénomène sur le plan scientifique. Sa sur Diane sombre, elle, dans le mysticisme et la religion. Tyler, le narrateur de l'histoire, devient quant à lui médecin. À la tête de la fondation Périhélie qu'il crée avec son père, Jason est au premier plan dans les découvertes liées au Spin. Ainsi, le fait est que la membrane isole également temporellement notre astre : une année sur Terre équivaut à cent millions d'années dans le reste de l'univers. La mort du Soleil devient alors un sujet terriblement contemporain. Les cinq milliards d'années qui paraissaient auparavant infinies à l'humanité ne vont « durer » que cinquante ans sur la Terre ! Que faire pour échapper à un sort funeste imminent ? Qui sont les « Hypothétiques », nom donné à l'entité responsable du Spin ? Quel est leur but ? Que va devenir l'humanité ? Difficile d'en dire davantage sans déflorer l'intrigue qui renferme quelques belles surprises. Je pense notamment à l'exploitation du décalage temporel qui va permettre la mise en uvre d'un projet pharaonique dédié à la planète Mars. Et cela ira bien au-delà du système solaire... Robert Charles Wilson écrit un roman de science-fiction intelligent. Le point de départ est évidemment fascinant et, bien que terrifiant, parfaitement imaginable. L'avantage de ce genre littéraire, c'est qu'il permet d'ouvrir le champ des possibles de manière incroyable. Barjavel déclarait même à Jacques Chancel, il y a quelques décennies, que la science-fiction « est devenue, je ne dirais pas un nouveau genre littéraire, mais une nouvelle littérature. Je crois, je n'appelle pas la science-fiction un genre littéraire, parce qu'elle comprend tous les genres ». Spin montre une fois de plus que la science-fiction est en littérature un thème majeur et riche. Le pouvoir de l'imaginaire y est considérablement stimulé. L'auteur joue avec les focales pour, d'un côté, aborder un sujet macroscopique à travers l'évolution de notre planète et du système solaire et, de l'autre, dresser le portrait sous l'angle sociologique d'une poignée d'individus. Cette mise en rapport entre l'infiniment grand et l'infiniment petit est à l'origine d'une sorte de vertige que le livre crée chez le lecteur. Robert Charles Wilson prend le lecteur par la main et lui fait lever les yeux vers l'infini du ciel. Les questions qui resteront toujours sans réponse de la part de l'humanité fondent le récit et ses rouages : qui sommes-nous ? D'où venons-nous ? Sommes-nous seuls ? Quand l'humanité disparaîtra-t-elle ? En filigrane apparaissent également les inquiétudes de l'écrivain américain sur le plan de l'écologie. L'histoire qu'il nous conte met en relief la fragilité et la rareté des ressources de notre planète. Le thème de la religion et de ses dérives possibles est également très présent à travers le personnage de Diane. Spin est un roman sombre et assez désespéré. La fin est émouvante, grandiose et invite au voyage. Deux autres tomes, Axis et Vortex, poursuivent l'aventure ; l'ensemble formant une trilogie. Enfin, notons que Spin a remporté le très prestigieux prix littéraire Hugo en 2006 ainsi que le Grand prix de l'Imaginaire en 2008. [Critique publiée le 19/11/16] ![]() A X I S Robert Charles Wilson - 2007 Denoël - 388 pages 14/20 Un monde étrange qui conserve ses secrets ![]() Sur ce Nouveau Monde, le continent Equatoria s'est progressivement peuplé et de nombreux villages ont vu le jour autour de sa capitale Port Magellan. Toutes sortes d'individus voulant changer de vie, de trafiquants, de mercenaires et de travailleurs ont franchi l'Arc en quête d'un nouveau départ ou de nouvelles ressources à exploiter sur l'astre inconnu. Parmi eux, Lise Adams est venue pour retrouver son père, un scientifique en quête de réponses sur les « Hypothétiques » qui a disparu durant la rédaction d'un ouvrage intitulé La Terre comme Artefact. Grâce à Turk Findley, pilote d'avion ayant fui les autorités sur Terre, Lise se rapproche d'une communauté de « Quatrièmes Âges » ; ce terme désigne les humains ayant pris le traitement martien de prolongation de la vie qui peut s'avérer efficace pour soigner une maladie entre autres. Elle y retrouve notamment Diane Lawton devenue infirmière au sein de la population Minang dans des lieux reculés du continent Equatoria. Il est aussi question d'un jeune garçon prénommé Isaac au cur du groupe des « Quatrièmes ». Inutile d'en dévoiler davantage mais l'auteur pose à travers lui la question de la manipulation génétique, du droit de disposer de la vie d'autrui pour faire avancer la connaissance humaine. Et sur Equatoria, le Département de Sécurité génomique pour lequel travaille l'ex-mari de Lise veille justement à ces questions d'éthique en luttant contre toute dérive dans cet univers où les questions existentielles sont devenues prédominantes et propices à toutes sortes d'expériences et de dérapages. Le récit mêle ainsi une enquête quasiment policière menée par Lise à un univers imprévisible où des pluies de cendre phénoménales surviennent de plus en plus régulièrement donnant naissance à des objets incongrus dont personne ne comprend la signification : « En dix ans de Nouveau Monde, Turk n'avait jamais rien vu de semblable. Ce qui, en un sens, était tout à fait caractéristique. Le Nouveau Monde vous rappelait sans cesse qu'il n'était pas la Terre. Les choses s'y passaient différemment. » Robert Charles Wilson nous livre ici ce qui ressemble bien à un tome de transition entre le premier volume qui avait créé la surprise par son originalité et le dernier de la trilogie qui sera, je l'espère, tout aussi fascinant. Cette phase transitoire est un peu le piège classique au sein d'une trilogie et j'y ai effectivement ressenti un rythme plus mou, des situations qui se répètent, des chapitres qui deviennent moins captivants. Certes, des phénomènes troublants éveillent la curiosité du lecteur et ce dernier sait bien qu'il navigue dans un univers totalement hors de sa portée comme nous l'a prouvé l'auteur dans Spin ; mais Axis apporte trop peu de satisfaction dans la compréhension des « Hypothétiques » et manque de nouvelles données cartésiennes à se mettre sous la dent. Je ressors donc légèrement asséché par cette lecture et espère un revirement total dans le titre suivant ! N'oublions pas pour autant de signaler la magnifique couverture signée une fois de plus par le grand Manchu. [Critique publiée le 10/03/23] ![]() L E S A F F I N I T É S Robert Charles Wilson - 2015 Denoël - 325 pages 14/20 Extrapolation sur les réseaux sociaux ![]() InterAlia extrapole donc le concept des réseaux sociaux en l'adaptant à la vie réelle et non plus virtuelle uniquement. Les Affinités sont désignées par les lettres de l'alphabet phénicien : Tau, Het, Bet, ... En froid avec son père qui a toujours préféré Aaron, le frère prodige, Adam trouve rapidement dans l'Affinité Tau à laquelle il est rattaché une nouvelle famille où la bienveillance et la protection lui apportent un cadre stable et rassurant. Cependant, le modèle n'est pas parfait et s'emballe rapidement. Les Affinités deviennent de plus en plus influentes sur le monde et des tensions naissent rapidement entre elles. De plus, l'appartenance à une Affinité suscite jalousie et convoitise chez les laissés-pour-compte pour qui les tests de personnalité n'ont pas été concluants. Adam se retrouve au cur d'une lutte sans merci où ses deux familles, celle de Tau, et celle qui lui a donné naissance, ne partagent ni les mêmes intérêts ni la même vision de l'avenir. L'auteur canadien Robert Charles Wilson s'inspire cette fois-ci des réseaux sociaux et des algorithmes d'analyse de nos comportements sur Internet. On pense bien sûr aux nombreux amis sur Twitter ou Facebook ainsi qu'à la récolte de nos usages et l'analyse de nos clics par le géant Google. Mais au-delà d'une simple dénonciation des GAFA, l'auteur imagine un système plus puissant qui prend pied dans la vraie vie sociale, économique et politique. Son personnage est ainsi balloté entre l'utopie naissante d'une société meilleure et les dérives inévitables qui adviennent au fil du temps. À mes yeux, Wilson est un auteur au ton assez pessimiste qui décrit le monde actuel ou à venir avec une certaine inquiétude. Il dépeint de grands bouleversements anxiogènes face auxquels les individus sont toujours dépassés : l'isolement de la Terre dans Spin ou un monde en proie au chaos d'une troisième guerre mondiale dans Les Affinités. Le sujet traité dans ce roman est intéressant et les questions laissées en suspens enrichissent le charme mystérieux de l'histoire. J'aurais bien aimé quand même mieux comprendre la montée en puissance des Affinités ainsi que leur rôle dans la société. En outre, je tiens à mentionner que la traduction en français n'est pas toujours très élégante. Dommage pour un éditeur qui a pourtant créé une très belle couverture ! [Critique publiée le 19/04/19] ![]() B I L B O L E H O B B I T John Ronald Reuel Tolkien - 1937 Le Livre de Poche - 380 pages 15/20 Roman fantastique d'apprentissage ![]() Les nains, menés par leur chef Thorin Oakenshield et accompagnés de Gandalf, font chemin vers la Montagne Solitaire où le dragon Smaug s'est installé en s'emparant d'un énorme trésor qui fût le leur jadis. Ayant besoin d'un cambrioleur pour la phase finale de leur plan, ils sont venus demander l'aide de Bilbo. Réticent au début, Bilbo accepte de quitter le confort et le calme de son village pour traverser la Terre du Milieu et affronter les plus grands dangers. Le hobbit apprend à manier l'épée elfique et combattre les plus vils ennemis qui vont se dresser sur son chemin comme les trolls, les gobelins, les araignées géantes ou les wargs. Il fait aussi face à un moment de solitude profonde lorsqu'il se retrouve perdu dans l'antre de l'immonde Gollum. Là, il tombe par chance sur un trésor inestimable : un anneau magique qui confère l'invisibilité. Écrit à l'origine pour de jeunes lecteurs, ce livre est devenu une référence littéraire classique et les enfants comme les adultes y trouveront matière à réflexion. Le thème qui m'a le plus séduit dans cette histoire est l'évolution psychologique de Bilbo. Peureux et attaché à sa vie routinière et sécurisante au début du récit, le hobbit s'endurcit petit à petit et prend confiance en lui. Il s'ouvre aux autres et apprend à vivre avec la communauté des nains et du magicien qui l'entoure au quotidien. Méfiants à son égard au début, malgré la confiance que lui porte Gandalf, les treize nains découvrent un personnage qui évolue au fil des épreuves et qui prend même des initiatives et des risques jusqu'à leur sauver la vie. En ce sens, Bilbo le hobbit est un roman d'apprentissage. Face au succès de cette histoire, Tolkien, sur la demande de son éditeur, poursuivit en écrivant son uvre la plus célèbre intitulée Le Seigneur des anneaux. Le professeur d'université a créé tout au long de sa vie une véritable mythologie dans laquelle il situe ses romans et poèmes. Il a imaginé un monde, la Terre du Milieu, et inventé une langue (le quenya) en s'inspirant notamment du finnois et de l'imaginaire de ce pays : le Kalevala. Bilbo le hobbit a été décliné en une trilogie pour le cinéma par le réalisateur Peter Jackson entre 2012 et 2014. Le premier opus, Un voyage inattendu, est particulièrement réussi car il montre clairement l'évolution psychologique du héros. Enfin, notons que deux traductions françaises existent aujourd'hui pour l'uvre de Tolkien. Celle que j'ai lue est à l'initiative de Francis Ledoux et date de 1969. Elle souffre de quelques maladresses et lourdeurs stylistiques mais a le mérite d'avoir fait connaître et rayonner le texte dans notre pays. En 2012, l'éditeur Christian Bourgois propose une traduction entièrement revue par Daniel Lauzon. Cette nouvelle version bénéficie notamment d'une meilleure connaissance universitaire de l'ensemble des écrits de Tolkien et a pour objectif principal de rendre cohérente l'uvre dans sa globalité et d'harmoniser la traduction des noms propres (personnages et lieux) entre les différents récits de la Terre du Milieu. Lauzon poursuit son chantier en revisitant ensuite Le Seigneur des anneaux. Tout cela a fait naître de nombreux débats chez les passionnés de Bilbo et Gandalf. Ainsi, Bilbo Baggins, initialement appelé Bilbon Sacquet par Ledoux, s'est vu renommé Bilbo Bessac au début des années 2010 ; ce qui a semble-t-il perturbé beaucoup d'anciens lecteurs... [Critique publiée le 19/11/16] ![]() U N B O N J O U R P O U R M O U R I R Jim Harrison - 1973 10/18 - 223 pages 14/20 L'Amérique des « loosers » ![]() Ils prennent la route et font une halte dans une petite ville où Tim invite son amie, Sylvia, à les accompagner. Tim est un beau gosse dont le visage est profondément marqué par une cicatrice, mauvais souvenir du Vietnam. Le narrateur évoque vaguement sa vie familiale à travers sa femme et sa fille qu'il semble vouloir fuir. Sylvia, elle, est une beauté qui s'accroche à Tim malgré l'indifférence de celui-ci. Les deux tourtereaux entretiennent une relation amoureuse complexe faite de hauts et de bas. Le trio se lance donc à travers les États-Unis pour atteindre ce fameux barrage qu'ils accusent de tous les maux dont la nature est victime car construit « par pure cupidité et dans le mépris le plus total de la nature et de ses exigences ». Passionné de pêche, le conteur de cette histoire craint plus que tout la destruction des forêts et des magnifiques rivières qui les traversent. Dynamiter un barrage est un acte de résistance, une façon d'exister dans une Amérique à deux vitesses où de nombreux individus sont broyés par le système libéral et peu démocratique bien souvent. Les trois amis mènent une vie de débauche totale. Ils ingurgitent médicaments, drogues, alcools et cela dans des mélanges souvent douteux et dangereux. Le désir sexuel est aussi synonyme de dépravation à travers la présence de Sylvia qui rend le narrateur fébrile tout au long du road-movie. Bref, ces personnages n'ont ni tabou, ni pudeur et brûlent leur vie par les deux bouts sans penser au lendemain. Sylvia, souvent nue dans une douche ou sur son lit, électrise l'ambiance et pimente cette chevauchée de la perdition. L'histoire finit en drame bien sûr, comment cela pourrait-il être sinon ? Second livre de Jim Harrison, ce n'est ni son plus grand succès ni son meilleur. Mais tout son univers et sa verve si typique sont déjà là : la pêche, les arbres, les rivières, les grands espaces, les jolies filles, les paumés et éclopés en tout genre. Et tout cela dans un style littéraire direct, franc, sans langue de bois. Harrison balance ce qu'il a à dire et il a toujours fonctionné ainsi semble-t-il. Né en 1937, cet écrivain a eu une vie tourmentée. Borgne à sept ans, scénariste pour Hollywood avec l'ami Jack Nicholson, consommateur de drogues, alcools et filles, en proie à plusieurs profondes dépressions, « Big Jim » a depuis de nombreuses années trouvé un équilibre paisible entre l'écriture de romans, les parties de pêche en rivière et son gargantuesque appétit pour la bonne cuisine. Dans l'ensemble de ses livres, on retrouve un peu de lui dans chacun de ses personnages. Son besoin permanent de nature et de paysages grandioses transpirent dans ses écrits. Son désir de vivre tel un épicurien est également très prégnant. Au final, dans ce récit dont le contenu n'est finalement pas très dense, Harrison embarque le lecteur dans un road-movie mené par un triangle amoureux compliqué. On est en immersion dans l'Amérique profonde, celle du revers de la médaille, des loosers, des vieilles carcasses Ford sur le bord de la route poussiéreuse et des pin-up abimées par la vie dans des motels sordides. Il ne manque plus que Bill Monr et son bluegrass dans les oreilles pour s'y croire vraiment... [Critique publiée le 19/11/16] ![]() L A F I N D E S T E M P S Haruki Murakami - 1985 10/18 - 689 pages 16/20 Manipulation de cerveau ![]() Un savant spécialisé dans de nombreux domaines, dont la biologie, le sollicite pour une nouvelle mission. Accueilli par la petite-fille de celui-ci, une jolie jeune femme plutôt rondelette toute de rose vêtue qui ne le laisse pas insensible, notre bonhomme est surpris par le labyrinthe qu'il doit parcourir pour accéder au bureau du savant ainsi que par les propos incohérents de sa guide. Après être monté dans un ascenseur extrêmement lent, il parcourt les couloirs tortueux d'un immeuble avant de pénétrer à l'intérieur du placard de l'un des bureaux. Là, il descend une échelle qui le conduit tout droit dans les sous-sols de Tokyo où coule une rivière et règnent dans l'obscurité la plus totale de mystérieux monstres nommés les « ténébrides ». Parallèlement, un second narrateur relate son arrivée dans un village particulièrement étrange ceinturé de hautes murailles infranchissables où vivent des licornes et des habitants ayant perdu leur cur et leur ombre. Conduit à la bibliothèque, il se voit confier le rôle de liseur de vieux rêves dans les cranes des licornes. Durant son intégration dans cet univers déroutant, il est aidé par la bibliothécaire, le colonel ou encore le gardien. Les deux histoires sont menées simultanément à travers des chapitres qui alternent entre les deux mondes. Évidemment, elles sont liées entre elles et vont converger au fil du récit... La fin des temps est le quatrième roman de l'écrivain japonais Haruki Murakami. Il oscille entre le fantastique pour les licornes et la science-fiction pour les implantations cérébrales. Les deux récits ne se lisent cependant pas avec la même intensité. L'histoire principale, celle qui se déroule à Tokyo, est plus prenante que la seconde. Murakami y captive son lecteur en le confrontant à des scènes angoissantes dans les souterrains de Tokyo, à des hommes dangereux pratiquant la torture ou encore à des passages croustillants avec les jeunes femmes qui gravitent autour du héros. Celle se déroulant dans le village fermé est davantage onirique et possède un rythme plus lent. Et puis il y a bien évidemment ce style Murakami à travers ces petits détails ou phrases qui font dévier très légèrement le quotidien pour l'inscrire dans une réalité à peine différente mais tout de même troublante et mystérieuse. Je pense aux trombones ou à l'ascenseur par exemple, des objets totalement anodins qui prennent ici une dimension singulière. Cette atmosphère est typique de l'uvre de l'écrivain et c'est là que réside son énorme talent. Pour conclure, mes quelques bémols concernent les explications un peu tordues sur les expériences cérébrales, l'absence de réelle confrontation avec les ténébrides et le léger manque de souffle dans la seconde histoire. Mais force est de constater que cet univers qui est propre à l'auteur et qui se consolidera dans ses uvres ultérieures est déjà parfaitement présent et étrange. [Critique publiée le 20/06/21] ![]() L A B A L L A D E D E L ' I M P O S S I B L E Haruki Murakami - 1987 France Loisirs - 502 pages 17/20 Beau et sombre ![]() À cette époque, dix-huit années auparavant, Watanabe étudiait les grandes uvres du théâtre dans une université de Tôkyô, logeait au foyer étudiant et travaillait chez un petit marchand de disques pour pouvoir subvenir à ses besoins. Naoko et Kizuki, ses meilleurs amis, l'accompagnaient dans cette période d'insouciance où tout semblait simple... Mais un drame se produit avec le suicide de Kizuki. Amoureuse de ce dernier, Naoko se retrouve seule auprès de Watanabe. Ils deviennent hantés par cette mort soudaine, cette réalité sombre qui les a pris au dépourvu en les faisant entrer brutalement dans les tourments de l'âme. Les deux étudiants se perdent de vue puis, au hasard d'une rencontre, se rapprochent de façon intime. Malheureusement, Naoko, bouleversée par ses démons, s'éloigne à nouveau et rejoint une maison de repos, la Pension des Amis, située au cur des montagnes surplombant Kyôto. Là, elle vit en colocation avec Reiko, une autre patiente de trente-huit ans, professeur de musique et qui a décidé de rester dans ce lieu pour aider d'autres malades après sa guérison. Watanabe est invité à rejoindre Naoko quelques jours. Il fait ainsi la connaissance de Reiko et découvre le fonctionnement de cet hôpital très particulier où chacun s'entraide et où patients et médecins sont sur un pied d'égalité. Les deux filles vivent dans un petit studio entouré d'une nature apaisante et occupent leurs journées à cultiver des légumes, loin de toute radio ou télévision, outils peu propices à la déconnexion avec le monde anxiogène qui les ont plongées dans leurs souffrances. Dans le milieu universitaire, Watanabe rencontre lui de nouveaux amis. Il est notamment fasciné par Nagasawa, un étudiant aristocrate qui collectionne les filles et pousse Watanabe au-delà de ses principes en l'invitant à profiter de jolies jeunes femmes le temps d'une nuit après quelques verres d'alcool. Il fait aussi la connaissance de Midori, une ravissante étudiante un peu excentrique, qui tombe rapidement amoureuse de lui. Midori est elle aussi marquée par la mort, celle de ses parents dans son cas. Watanabe se retrouve tiraillé entre Naoko et Midori. Engagé auprès de la première, il tient à ses principes et fait preuve d'intégrité en croyant en sa guérison prochaine et en lui promettant de lui être fidèle aussi longtemps que nécessaire. De nombreux échanges épistolaires rythment le quotidien des amoureux. Mais encore une fois, seul le destin, incontrôlable, conduira Watanabe à résoudre son dilemme... Haruki Murakami, célèbre écrivain japonais, nous plonge dans la période difficile du passage à l'âge adulte. Son personnage principal, Watanabe, est sérieux, intègre et donc attachant. Solitaire, il se réfugie essentiellement dans les livres et la musique. L'auteur cite ainsi au fil des pages de nombreuses références littéraires et musicales. John Updike, Scott Fitzgerald, Truman Capote, Raymond Chandler, Joseph Conrad, Thomas Mann, Thelonious Monk, Miles Davis, Bill Evans ou encore Henry Mancini sont notamment mentionnés. Le pouvoir du livre est ainsi décrit par Watanabe : « Je lisais et relisais mes livres, et, fermant les yeux de temps en temps, j'aspirais profondément leur odeur. D'ailleurs, le seul fait de respirer l'odeur d'un livre et d'en feuilleter les pages me rendait heureux. » Quant à la musique, le titre original du livre fait directement référence à une chanson des Beatles. Reiko joue d'ailleurs de nombreux morceaux pour apaiser l'âme tourmentée de Naoko : Desafinado, La Fille d'Ipanema, Here comes the sun, ... Dans ce roman reviennent sans cesse deux pulsions extrêmes : celle de la vie et celle de la mort. La mort s'exprime à travers les suicides (qui ont toujours eu une certaine prévalence au Japon) et les maladies (pour les parents de Midori par exemple) tandis que la vie s'illustre dans le bouillonnement de l'activité sexuelle. Le livre est ponctué de quelques scènes explicites, mais qui, dans ce souci d'équilibre constant entre vie et mort, ont toute leur place. Le passage dans le monde adulte révèle les craintes souvent enfouies durant l'enfance sous la protection bienveillante des parents. En grandissant, en quittant ses géniteurs, en découvrant la liberté de la vie et l'angoisse du chemin à suivre, certaines personnalités peuvent se renfermer sur elles-mêmes jusqu'à développer des maladies mentales. Murakami décrit avec beaucoup de psychologie ses personnages et tout le roman repose sur l'étude de ces âmes bouleversées perdues entre désir, crainte et réalité. Roman initiatique, étude psychologique, éducation sexuelle, voyage dans l'exotisme d'un pays fascinant : voici les grands thèmes abordés à travers une prose fluide, délicate et poétique par l'illustre Murakami. À la suite de la lecture de La ballade de l'impossible, j'ai visionné l'adaptation cinématographique réalisée par Tran Anh Hung en 2010. Le film est très réussi : la mise en scène, les acteurs, l'ambiance générale, les décors et le rythme sont fidèles et respectent avec beaucoup de sensibilité l'uvre littéraire originale. Une dernière remarque concernant la mise en page chez France Loisirs : de nombreuses erreurs typographiques parsèment le texte. Ainsi, le mot « monde » est à plusieurs reprises mal écrit, des signes de ponctuation mal placés, ... C'est à se demander si l'éditeur fait encore un travail de relecture ! Décevant. [Critique publiée le 27/10/15] ![]() L E M E U R T R E D U C O M M A N D E U R | Une idée apparaît (tome 1) / La métaphore se déplace (tome 2) | Haruki Murakami - 2017 (traduit du japonais par Hélène Morita) 10/18 - 1093 pages 17/20 Magnétique et envoûtant ![]() Attiré par des bruits dans le grenier de la demeure, le narrateur qui est portraitiste, a découvert un hibou et un tableau soigneusement emballé. L'uvre magnifique intitulée Le meurtre du commandeur avait été composée selon les codes du nihonga, un mouvement artistique traditionnel japonais, par Tomohiko Amada qui était le père de son ami et aussi un peintre célèbre ayant fini par sombrer dans la sénilité au sein d'un hospice. La découverte de cette peinture, directement inspirée de l'opéra Don Giovanni de Mozart, a véritablement provoqué une succession d'événements pour le narrateur : « C'est seulement dans la parenthèse de ces neufs mois que, de façon inexplicable, tout a soudain été plongé dans le chaos. Cette période, pour moi, a constitué un temps parfaitement exceptionnel, littéralement extraordinaire. J'étais semblable à un nageur qui se baigne au milieu d'une mer paisible avant d'être englouti brusquement dans un immense tourbillon non identifié, surgi de nulle part. » Tout d'abord, il a commencé par entendre chaque nuit le tintement d'une cloche semblant provenir de l'extérieur puis a ensuite fait la connaissance de son étrange voisin, Menshiki, un cinquantenaire extrêmement riche, raffiné et cultivé. Ensemble, les deux protagonistes ont découvert où naissait le son nocturne libérant par la même occasion la fameuse « idée » à laquelle le titre du premier tome fait référence ; cette idée qui s'est matérialisée dans notre monde par l'apparition réelle de l'un des personnages représentés dans le tableau de Tomohiko Amada... Puis il y a eu la rencontre avec une autre voisine et sa nièce, Marié, âgée de treize ans dont le narrateur a entrepris de faire le portrait pour satisfaire le désir secret de Menshiki. Et finalement a eu lieu la renaissance que le conteur de cette histoire attribue aujourd'hui au long et étrange chemin initiatique parcouru durant ces neuf mois. Haruki Murakami livre ici une uvre mystérieuse et totalement magnétique. Comme toujours avec l'écrivain japonais, il est impossible de ne pas tourner les pages pour connaître la suite. Et ce n'est pas uniquement dans la construction du suspense que se manifeste cet appétit mais dans cette ambiance si propre à Murakami. Ainsi, avec lui l'ordinaire prend une couleur singulière. Une scène décrivant un type faisant la vaisselle devient passionnante. Car il parvient par son écriture à créer une atmosphère particulière dans laquelle un très léger décalage du réel peut survenir à tout moment. C'est dans ces interstices que se niche toute la mythologie de l'auteur. Romans après romans, il fait glisser ses personnages aux vies banales dans des failles, des souterrains, des espaces-temps qui semblent très réels mais qui relèvent pourtant de l'onirisme, du fantastique. Cela peut parfois laisser le lecteur interrogatif car les interprétations possibles de ses écrits sont vastes. Et Le meurtre du commandeur illustre assez bien cela. Le rapport au père, le symbolisme de la gestation et de la naissance avec cette fosse qui joue le rôle d'un utérus, la confrontation à la mort et au deuil, les questions sur l'art et ses limites sont les thèmes mis en avant dans ce gros roman et qui donc trouveront un écho différent chez chacun tant l'auteur joue avec l'indicible. À titre personnel, j'ai préféré la trilogie 1Q84 qui, dans la même veine, est un peu plus accessible et convient davantage aux esprits cartésiens. Néanmoins, il est impossible de résister à un récit de Murakami et cela est déjà une énorme satisfaction... C'est une expérience de lecture envoûtante qu'il faut mener soi-même car elle est difficile à rendre palpable dans une chronique. « Par la bouche d'aération à la grille cassée, la lumière de l'après-midi se déversait à l'oblique. Autour de nous il n'y avait que du silence et de la poussière blanche. Un silence et une poussière qui semblaient être envoyés depuis la nuit des temps. On n'entendait même pas un souffle de vent. Et le hibou perché sur sa poutre conservait dans son silence la sagesse de la forêt. Sagesse qui s'était transmise de génération en génération depuis les temps les plus anciens. » [Critique publiée le 10/03/23] ![]() L A L I S T E D E M E S E N V I E S Grégoire Delacourt - 2012 Le Livre de Poche - 183 pages 8/20 L'argent ne fait pas le bonheur... ![]() Bien sûr, ils nourrissent comme tout le monde quelques rêves inaccessibles et doivent accepter le lot de contrariétés que la vie amène toujours : le départ de leurs deux enfants ayant quitté le nid familial pour partir « faire » leur vie, une relation amoureuse qui s'est étiolée avec le temps et qui ne possède plus la fougue et la passion des débuts, un mari qui aime un peu trop l'alcool, etc. Jocelyne s'épanouit socialement avec deux copines, commerçantes elles aussi dans le même quartier, et à travers un blog qu'elle a créé afin de donner des conseils en couture ; celui-ci, les dixdoigtsdor connaît un joli succès. Poussée par ses deux amies, Jocelyne tente sa chance à l'Euro Millions. Elle remporte la coquette somme de dix-huit millions d'euros ! Elle récupère le chèque auprès de la Française des Jeux, le plie et le cache dans une chaussure en décidant de ne rien dire à personne malgré l'agitation qui secoue Arras lorsque la nouvelle s'y répand. Jocelyne se contente principalement de faire des listes de ce qu'elle souhaiterait posséder en se demandant si cela contribuera à lui apporter du bonheur. À côté de cela, elle regrette de ne rien pouvoir améliorer au sujet de son père qui souffre d'une maladie lui causant une amnésie totale toutes les six minutes. C'est Jocelyn qui découvre par hasard le chèque et précipite le couple dans le chaos... Ce livre court possède évidemment une portée philosophique dans le sens où il fait réfléchir le lecteur sur la notion de bonheur. Le bonheur est-il immatériel ? Argent et amour sont-ils compatibles ? Vivre l'instant présent est-il suffisant pour être heureux ? L'accumulation d'argent rend-il fou ? Malgré le vaste horizon de réflexion ouvert par ce roman, j'ai trouvé son contenu étriqué. Le lecteur étouffe un peu dans le monde de Jocelyne qui semble gris, terne, chaque jour ressemblant au précédent. Même si cela est parfaitement crédible, j'aurais préféré découvrir un personnage plus empathique, plus passionné, plus expressif. La quasi-absence de dialogue contribue sans doute aussi à ce manque d'air. D'autre part, la décision de Jocelyn est brutale, ses états d'âme lorsqu'il découvre le chèque ne sont pas assez développés à mon goût. Les conditions de survenue de la dernière partie du récit sont par conséquent trop légèrement évoquées. Bref, le rythme global manque de profondeur. La portée philosophique reste trop peu exploitée et est dépourvue d'ambition. La littérature permet d'aller bien plus loin. L'adage « L'argent ne fait pas le bonheur » est ici décliné sous une forme littéraire assez fade, manichéenne et naïve. L'auteur a un long passé professionnel de publicitaire, cela est-il un début d'explication ? Succès public - il en faut pour tous les goûts -, le livre de Delacourt a été aussitôt transposé en film avec Mathilde Seigner et Marc Lavoine dans les rôles principaux. Gageons que celui-ci soit plus stimulant que le roman. [Critique publiée le 27/10/15] ![]() L A G R A N D E N A G E U S E Olivier Frébourg - 2014 Mercure de France - 154 pages 12/20 Un homme partagé entre ses rôles de père, mari, peintre et marin ![]() Quelques années plus tard, il s'éprend de Marion, la fille de Gaëlle. Svelte, sportive et intelligente, Marion se passionne pour la nage et la plongée en mer. Lui, fils de capitaine de la marine marchande, fait l'École navale à bord du porte-hélicoptère Jeanne d'Arc. Affecté en Martinique, à Fort-de-France, il s'y installe avec la belle Marion. Elle partage son temps entre la plongée en apnée dans les chaudes eaux antillaises et l'étude de la culture gréco-romaine. Parallèlement à sa carrière brillante dans la Marine nationale, le narrateur est obsédé par la peinture. Durant ses deux années loin de la Bretagne, il décrit ainsi son univers : « Mon horizon : Marion, la peinture, la mer. » La naissance de leur fille, Louise, vient compléter cet horizon par le statut de père. Dans ce couple, chacun est finalement happé par ses obsessions : elle, la mer ; lui, la peinture et le travail. Philosophe, il pose le constat suivant : « Le monde est ainsi fait : les hommes sont des marins et les femmes des nageuses. » Puis, c'est le retour en Bretagne où il se voit proposer le commandement du Jaguar, un bateau école qu'il fait manuvrer dans la rude mer d'Iroise. La peinture et la plongée happent chacun aux confins de sa passion jusqu'au drame final... Olivier Frébourg est un écrivain et éditeur passionné de mer. Également navigateur, il fait ici voyager le lecteur entre le Morbihan auquel il semble très attaché et les Antilles où la vie des deux tourtereaux paraît lascive, déconnectée des réalités quotidiennes. Le sujet majeur du livre réside dans le tiraillement intérieur, presque métaphysique, auquel est confronté le personnage principal. À la fois père, mari, peintre et marin, il ne semble pas réussir à tout endosser dans son esprit et chaque jour lui apporte de nouvelles questions sur sa place dans cet ensemble de rôles et responsabilités. L'essoufflement du dialogue dans un couple est également un thème qui apparaît en filigrane. Concernant les réflexions autour de la peinture, j'ai relevé une phrase intéressante : « La peinture, ce devait être la désobéissance. » En effet, un art se renouvelle et explore de nouveaux modes d'expression lorsque les artistes qui en sont les dépositaires osent dépasser, transcender, remettre en question les règles implicitement établies, les codes admis et ancrés chez chacun. En peinture, on peut et doit tout oser. Le style littéraire de ce roman est d'une veine très classique, entre Flaubert et Proust. Très peu de dialogues jalonnent une écriture lente, descriptive et contemplative. Finalement, c'est essentiellement l'histoire en elle-même qui m'a quelque peu ennuyé. [Critique publiée le 27/10/15] ![]() N O R D - N O R D - O U E S T Sylvain Coher - 2015 Actes Sud - 272 pages 15/20 Cavale maritime de deux petits délinquants ![]() Dans la cité corsaire bretonne, Lucky s'amourache d'une jeune fille de dix-sept ans. Elle est prête à les accompagner dans leur périple maritime, forte de ses « compétences » de voile acquises plus jeune lors de cours d'Optimist... Les trois jeunes gens volent un bateau, le Slangevar, à Saint-Servan et embarquent discrètement au pied de la tour Solidor avant le lever du jour. Armés de L'Almanach du marin breton pour seul support de navigation, les marins de fortune dressent les voiles du navire de sept mètres de long et se lancent à l'assaut de la Manche. Lucky est convaincu qu'une nuit de navigation leur suffira pour rallier l'île britannique. Mais rapidement, le temps commence à s'étirer et aucune terre ne pointe son nez à l'horizon : « Les peaux jointes de l'eau et du ciel formaient un pli lointain d'une évidente sensualité. Le soleil pénétrait l'épaisseur des voiles et ravivait l'écran rougissant. » Leur escapade incroyable sur Bishop Rock, île minuscule dotée d'un phare et faisant office de barrière entre la Grande-Bretagne et l'océan Atlantique, fait basculer le récit dans l'inconnu. Les nuits se succèdent, la furie de l'océan s'invite à la fête : « Dans cette bousculade permanente, le voilier blanc n'était qu'un jouet malmené. » Sylvain Coher a écrit un beau roman. Petit à petit, au fil de l'histoire, il distille avec justesse des éléments de compréhension sur l'origine tragique de la fuite des deux garçons. Cela crée ainsi une tension continue renforcée à son tour par le quotidien de la navigation qui prend une tournure angoissante dès le second jour. Le talent de l'auteur réside aussi dans le fait de réussir à maintenir un rythme prenant sur de longues pages en mer où il ne se passe quasiment rien. L'essentiel de la narration repose sur cet huis clos à bord d'une coquille de noix, occupée par trois individus aux psychologies tourmentées, et ballottée dans les vagues tantôt rugissantes, tantôt apaisées de l'océan Atlantique. Roman d'apprentissage, récit d'une cavalcade tragique, thriller ou livre de bord d'une navigation aux confins du rail d'Ouessant, Nord-Nord-Ouest rassemble tout cela dans un style d'écriture sobre et précis pour le plus grand plaisir du lecteur. [Critique publiée le 27/10/15] ![]() P L U S R I E N Q U E L E S V A G U E S E T L E V E N T Christine Montalbetti - 2014 P.O.L - 285 pages 12/20 Désenchantement américain au bord du Pacifique ![]() Le lecteur ne saura pas d'où il vient ni qui il est vraiment mis à part qu'il est français. Échoué à Cannon Beach, petite ville de l'Oregon située en bordure du Pacifique, le narrateur loue une chambre dans un motel et prend ses quartiers dans le bar de Moses, lieu de rassemblement des quelques locaux en cette morte saison. Il y fait la connaissance de trois personnages : Colter, Shannon et Harry Dean. Marqués par la vie, ceux-ci tentent de refaire le monde et ressassent leurs histoires du passé au goût amer. À travers le prisme de son personnage principal, Christine Montalbetti entrelace ainsi plusieurs parcours de vie et aborde même, à travers une histoire d'amour déchue, la traversée de l'Amérique d'est en ouest entreprise par les explorateurs Lewis et Clark en 1804... Non loin rôde un autre personnage au charisme inquiétant. Mc Cain, d'origine irlandaise, symbolise à lui seul la cruauté des États-Unis. Entouré de quelques malfrats, il règne sur ce petit monde provincial à la manière d'un chef de bande. De façon insidieuse, des signes que le français ne perçoit pas véritablement vont s'accumuler au fil des pages et faire monter la tension jusqu'à l'événement final. Une allusion de Colter aux « grenouilles » pour désigner les français ou un reproche de Shannon à l'encontre des mêmes français pour ne pas avoir levé le petit doigt lorsque son frère est mort en Irak illustrent ces messages à demi-mot que le narrateur ne saura pas interpréter. L'auteur tisse un roman âpre et brosse le portrait d'une Amérique loin de l'American way of life. Elle s'inscrit dans la veine du roman social qui montre que cette nation de héros comporte sa face sombre, sa misère, ses individus broyés par le système libéral, ses victimes des crises financières et sociales, son racisme ethnique sous-jacent dont notre français fera les frais. Cette tragédie est d'autant plus forte qu'elle prend place dans un décor où la nature sauvage est omniprésente, où l'océan impose sa force et les volcans leurs éruptions chaotiques. Le style littéraire de Montalbetti est original. Les phrases sont souvent très longues car remplies de digressions. Néanmoins, cela est extrêmement plaisant à lire et n'amène en aucun cas une lourdeur stylistique. Globalement, même si la forme de ce livre m'a donc séduit et que le début est très prometteur, j'ai trouvé le propos un peu déconcertant et poussif. Le message délivré par l'auteur n'est pas clairement établi, l'histoire se traîne et manque d'unité, la chute finale laisse sur sa faim. Quant au narrateur, on regrette aussi de ne pas en connaître davantage à son sujet. Ce titre a obtenu le prix Henri Queffélec 2015 remis par six jurés, dont Makibook, sous la présidence d'Alain Jaubert au festival Livre & Mer de Concarneau. [Critique publiée le 27/10/15] ![]() U N E F E M M E S I M P L E Cédric Morgan - 2014 Grasset - 169 pages 12/20 Hommage à une bretonne du XIXe siècle ![]() Sur une petite embarcation à voile et équipée d'avirons, elle transporte ainsi personnes, marchandises et animaux entre le port de Logeo et Vannes. Quels que soient le temps et la mer, elle assume la mission qu'elle s'est donnée et n'hésite jamais à mettre sa vie en péril pour sauver naufragés et cargaisons tombées à l'eau. Jeanne se marie avec Louis, un pêcheur d'Islande. Leur premier enfant meurt au bout de quelques mois. Elle surmonte cette horrible épreuve et met au monde deux autres filles. Plus tard, elle perd malheureusement son mari, emporté par les affres d'un terrible métier dans des eaux froides et éloignées du nid breton. Son incompréhension est totale : « Elle sentait la colère monter en elle, l'envahir. Elle en voulait au bon Dieu, soi-disant bon, soi-disant tout-puissant, qui déjà lui prenait sa fille et qui, en supplément, au lieu d'exaucer les prières de l'enfant, lui arrachait un père, tuait l'époux. » L'écrivain Cédric Morgan nous plonge dans une Bretagne enracinée dans ses traditions, dans ses croyances religieuses, dans l'âpre vie quotidienne de la première moitié du XIXe siècle. Comme dans l'uvre de Thomas Hardy, la fatalité s'abat impitoyablement sur les vies et broie les destins de façon brutale. Quant au contexte de création du roman, l'auteur a imaginé la vie de cette femme à partir de très rares indications. Ainsi, Jeanne a réellement existé ; dans une impasse du port du Logeo se trouve une plaque portant l'inscription « Jeanne Le Mithouard (1778 - 1842) ». Le livre témoigne d'une belle démarche qui vise à mettre en lumière la vie d'une femme oubliée de tous. Cédric Morgan imagine même une personne aux idées subversives qui n'hésitait pas à rejeter le lourd carcan de la religion de mise en Bretagne à cette époque : « Aux yeux de la religion la vertu d'une jeune fille, voire d'une femme, consistait dans l'absence de désir. Cette idée lui avait paru très tôt contre nature. » [Critique publiée le 27/10/15] ![]() V A L S E B A R B A R E Daniel Cario - 2014 Palémon éditions - 219 pages 12/20 Un amnésique découvre son terrible passé ![]() Son histoire est extraordinaire puisque ce marin refait sa vie suite à un naufrage sur une petite île perdue. En effet, après plusieurs années d'isolement sur un caillou appelé Galoan, il a été retrouvé à la Toussaint et ramené sur le littoral breton. Amnésique, il n'a plus aucun souvenir de sa vie précédant le naufrage. Ne connaissant plus sa réelle identité, il a été baptisé Toussaint Galoan en raison des circonstances de sa « renaissance » dans la société. Rapidement, le récit prend une tournure sombre. Le cadre de vie idyllique de Toussaint vire au cauchemar lorsqu'il devient traqué par une mystérieuse inconnue qui compte bien le tuer... Convaincu que cette poursuite morbide est liée à son passé, il se met à chercher le moindre indice lui permettant de comprendre son histoire. Petit à petit, il remonte ainsi le fil du temps et découvre qu'avant son naufrage, il s'appelait Tommy McGrawen et vivait sur une île située au large de l'Islande. Tommy n'avait rien du gentil Toussaint et c'est avec effroi que l'homme découvre sa véritable nature... Daniel Cario, originaire du Morbihan, est un auteur qui a écrit dans différents domaines littéraires : ouvrages autour de la culture bretonne, romans pour adolescents, policiers. Ici, il nous livre un polar reprenant un procédé littéraire souvent utilisé : un héros amnésique ou schizophrénique qui renoue avec sa réelle identité. C'est le cas du personnage principal de la bande dessinée XIII par exemple ou encore du policier de l'excellent roman Shutter island de Dennis Lehane ou du héros du plus pâlot Puzzle de Franck Thilliez. Valse barbare constitue un titre correct pour une lecture d'été. Il ne porte aucune grande ambition et ne renouvelle pas le genre. Le lecteur se laisse volontiers emporter par cette histoire qui souffre tout de même de quelques maladresses dans son équilibre et reste un peu tordue et avare d'explications crédibles quant à l'incroyable survie sur une île déserte et l'improbable réadaptation au monde moderne du personnage principal. La fin du roman est heureusement captivante, et malgré ces quelques défauts, le lecteur ne peut lâcher le livre tant qu'il n'a pas découvert les derniers rebondissements terrifiants qui accablent Toussaint Galoan. [Critique publiée le 27/10/15] ![]() L ' I N C R O Y A B L E H I S T O I R E D E W H E E L E R B U R D E N Selden Edwards - 2008 Le Cherche Midi - 647 pages 19/20 Un roman magistral sur un rythme endiablé ![]() Agressé alors qu'il rentrait tranquillement à son domicile, un phénomène extraordinaire survient : Burden se retrouve subitement propulsé dans la capitale de l'Empire austro-hongrois en 1897 ! Désemparé et démuni devant cette situation inconcevable, l'américain commence par voler les habits d'un citoyen de la ville afin de se fondre rapidement dans l'époque. Heureusement, sa connaissance approfondie de Vienne à cette période historique lui permet de trouver rapidement des repères. En effet, sa mémoire est intacte et il a en tête toutes les informations de son livre qui est en réalité une mise au propre des nombreuses notes d'Esterhazy, son professeur d'histoire durant ses études à Boston, qui a longuement vécu à Vienne. Malgré la terrible perturbation occasionnée par ce voyage temporel, Wheeler a un énorme avantage sur ses concitoyens : il connaît tous les événements qui vont survenir entre 1897 et 1988. Il a conscience que l'Europe est au bord du gouffre, qu'une crise économique majeure va se déclencher, que deux guerres mondiales vont ravager une partie de l'humanité et que l'atroce extermination des juifs va être ordonnée par Hitler, encore gamin en 1897 ! Cette prise de conscience vertigineuse provoque en lui d'interminables questions métaphysiques sur la neutralité qu'il doit conserver par rapport aux événements majeurs qui se préparent ou l'action qu'il doit mener pour éviter le cataclysme. Afin d'obtenir la meilleure des aides, il décide d'aller consulter celui qui deviendra mondialement célèbre quelques années plus tard : un médecin encore inconnu qui loge au 19 Berggasse et qui se nomme Sigmund Freud. Ce dernier se passionne vite pour ce patient hors du commun, intelligent et extrêmement clairvoyant sur de nombreux sujets. Wheeler rejoint également la Jung Wien qui est un mouvement d'artistes et d'intellectuels d'avant-garde à Vienne. Au cur de cette communauté, il croise des personnalités passionnées par la politique et l'avenir de leur pays et de ses voisins. Il rencontre aussi Weezie Putnam, une jeune américaine venue écrire des articles sur la musique de Mahler, dont il tombe très vite amoureux. À partir de là, Selden Edwards, l'auteur qui a écrit ce roman sur une période de trente années, s'amuse à relier un tas d'événements, à se faire croiser entre passé et futur de nombreux personnages dans un subtil découpage du récit qui offre au lecteur des chapitres jamais avares de révélations incroyables. Wheeler Burden est en effet loin de se douter de l'identité de certains individus qu'il croise à Vienne et de la situation plus que complexe dans laquelle il s'est fourré. Emporté dans le rythme haletant d'une valse temporelle infinie, le lecteur suit tout cela d'un il gourmand, lâchant de moins en moins le livre et se délectant de chaque instant passé en sa compagnie. J'ai vibré avec le héros de ce récit, j'ai aimé avec lui, j'ai réfléchi à ses côtés, j'ai enrichi mes connaissances sur la période charnière située entre les XIXe et XXe siècle en Europe centrale, j'ai appris sur la naissance de la psychanalyse, sur la construction des cathédrales, sur la mythologie, ... J'y ai même aperçu un jeune garçon prénommé Adolf dans un petit village de la campagne autrichienne... Il est difficile de commenter davantage cette histoire sans la dépouiller de ses trouvailles ni y détruire la magie qui attend son futur lecteur. L'incroyable histoire de Wheeler Burden est un roman érudit et incroyable. Son originalité est rafraîchissante dans un univers où beaucoup de livres se ressemblent et confinent au déjà vu. De plus, la narration est fluide et l'auteur veille à ne jamais perdre son lecteur dans le dédale incroyable de rebondissements qu'il distille au fil des pages. Chaque chapitre apporte quasiment un revirement de situation, une tension qui appelle à connaître la suite. Quelques efforts de mémoire et de concentration pour recouper les informations sont parfois nécessaires bien évidemment mais le jeu en vaut la chandelle car l'évasion qu'offre ce pavé est unique. Sur le plan de la forme, le talent littéraire de l'auteur est également à signaler ainsi que le soin apporté à la traduction française. Bref, un sacré bouquin à tout point de vue et qui fait partie des rares livres que je relirai pour rêver à nouveau et en saisir toutes les subtilités ! [Critique publiée le 13/01/15] ![]() P U Z Z L E Franck Thilliez - 2013 France Loisirs - 513 pages 13/20 Un thriller aux allures de jeu vidéo ![]() Environ un an plus tard, le lecteur fait la connaissance du personnage principal de ce roman. Ilan, un jeune homme, travaille de nuit dans une station-service et vit une existence tourmentée après la disparition de ses parents dans un tragique accident de voilier. Son ancienne petite amie, Chloé, lui rend soudainement visite ravivant en lui une peine de cur difficile elle aussi à surmonter. Mais la jeune femme vient avec un unique objectif : attirer Ilan dans une chasse au trésor, un jeu grandeur nature qui se nomme Paranoïa. L'ancien couple était en effet friand de cette activité extrêmement chronophage mais souvent prometteuse de gains mirobolants pour les participants les plus perspicaces. Malgré ses premières réticences à sombrer de nouveau dans le rythme infernal d'une enquête aux indices souvent ardus à déchiffrer, Ilan est piégé par l'emballement de Chloé et devient vite convaincu que le jeu est déjà entré dans sa vie indépendamment de son choix. Avec à la clé un gain de 300 000 euros, Paranoïa est un jeu qui cultive plus que jamais le mystère pour les candidats. Quand commence réellement la partie ? Quelle en est la porte d'entrée ? Qui l'organise ? Pourquoi Ilan ressent-il un lien fort entre ce jeu qui arrive sans prévenir dans son existence chaotique et le mystère qui entoure la mort de ses parents ? Rapidement, les indices se succèdent menant Ilan et Chloé au cur de l'action dans un hôpital psychiatrique désaffecté perdu au fin fond des montagnes savoyardes. Coupé du monde extérieur au sein de cet établissement cerné de murailles, inquiet par la rudesse de l'hiver qui s'annonce, Ilan découvre les autres participants à ce jeu machiavélique dont les règles sont particulièrement anxiogènes : « Règle numéro 1 : Quoi qu'il arrive, rien de ce que vous allez vivre n'est la réalité. Il s'agit d'un jeu. Règle numéro 2 : L'un d'entre vous va mourir. » Le huis clos se met alors en place laissant l'angoisse monter crescendo jusqu'au dénouement final. Ce thriller fait évidemment penser au bijou de Dennis Lehane intitulé Shutter island et publié en 2003. L'action se déroule dans le même type de lieu et le renversement final est également du même acabit. Cependant, j'ai beaucoup moins apprécié Puzzle. La densité psychologique des personnages reste très secondaire, le style d'écriture est assez froid, clinique, sans charme particulier ; seule l'efficacité est recherchée pour servir l'histoire. J'ai eu l'impression non pas de lire un livre mais d'évoluer dans un jeu vidéo. Ardent défenseur de la valeur ajoutée de la littérature dans la stimulation de l'imaginaire, je reste donc dubitatif quant à la forme de l'exercice auquel s'est livré Franck Thilliez. Heureusement, ce roman possède tout de même des qualités. L'auteur a découpé son histoire sous forme de chapitres courts et nerveux dont chaque dernière page appelle irrémédiablement à attaquer le suivant. Le dénouement est également clairement explicité, Thilliez ne laissant pas le lecteur, comme c'est parfois le cas, sujet à de multiples interrogations et interprétations sur le sens des dernières lignes. Pour terminer, je tiens à m'insurger contre le coût exorbitant facturé par l'éditeur France Loisirs pour la présente édition. Le prix appliqué est celui d'une édition en grand format alors que l'objet vendu ne possède qu'un gabarit à peine plus grand que celui de la version en livre de poche qui est, elle, deux fois moins chère... [Critique publiée le 13/01/15] ![]() L A T R I L O G I E D E B É T O N James Graham Ballard - 1973 / 1975 Denoël - 558 pages 10/20 Trois romans d'anticipation sociale ![]() La thématique générale abordée dans La trilogie de béton est la déshumanisation de la société par notre civilisation urbaine et sans âme qui ne cesse de broyer l'individu par cette propension à tout bétonner et rationaliser. Crash !, écrit en 1973, est le premier récit. Il décrit les relations très ambigües entre le narrateur, dénommé Ballard, et Vaughan qui est une sorte de pervers fasciné par les relations entre les accidents de voiture, les blessures qu'ils peuvent occasionner et le sexe. Entouré de quelques autres personnages, Ballard et Vaughan sacralisent les collisions entre véhicules en leur donnant une dimension sexuelle très forte. Considéré comme culte par toute une génération, Crash ! a été adapté au cinéma par David Cronenberg en 1996. Je n'ai pour ma part absolument pas accroché à ce délire littéraire laborieux qui décrit à chaque page des tôles froisseés et des coïts. Ce ne sont pas les déviances sexuelles relatées qui m'ont dérangé mais cette trame romanesque longue, ennuyeuse, déroutante et sans finalité. Ce mariage incessant entre les séquelles provoquées par les accidents de la route et les comportements sexuels imaginés par Vaughan et le narrateur laisse interrogateur et dubitatif sur le message transmis au lecteur. Pour cette première plongée dans l'uvre réputée de Ballard, l'ennui m'a littéralement envahi... Le second opus, quant à lui, est davantage captivant. Il relate l'histoire extraordinaire de Maitland, jeune cadre dynamique, qui est victime d'un accident sur une autoroute de la banlieue de Londres. Sa voiture plonge dans une sorte de no man's land à la croisée de plusieurs voies rapides surélevées et de leurs échangeurs. Au sein de cette complexe infrastructure routière se niche une zone oubliée de tout le monde en forme de triangle. Maitland, blessé, arpente cette île entourée de bitume et de voitures filant à toute allure du matin au soir. Sous ses airs de décharge à ciel ouvert, cet espace soi-disant abandonné va lui réserver quelques surprises... Derrière une histoire originale, mais à la facture classique et un peu datée au niveau du style, se cache en réalité un message toujours d'actualité. Ainsi, Ballard dénonce cette modernité qui, sous prétexte de mieux les faire communiquer, isole encore davantage les êtres humains. Le lecteur peut facilement extrapoler le discours de L'île de béton et remplacer les réseaux routiers par les réseaux sociaux nés dans les années 2000 : aujourd'hui, l'homme moderne peut avoir des centaines d'amis du jour au lendemain mais, paradoxalement, la solitude et la souffrance engendrée touchent de plus en plus de personnes aussi bien jeunes qu'âgées... Maitland aussi est au cur du modernisme ; pourtant, plus personne ne fait attention à lui. La trilogie se termine avec I.G.H (pour Immeuble de Grande Hauteur) qui décrit les relations humaines au sein d'une tour de quarante étages abritant deux mille personnes. Ballard observe à nouveau un microcosme fermé et montre comment un incident anodin peut conduire à une guérilla urbaine. Un grain de sable suffit pour enrayer la mécanique d'un modernisme arrogant et faire s'effondrer tout un modèle sociétal. À noter que le thème de I.G.H est également abordé, sous un autre angle, dans l'excellent roman de Robert Silverberg intitulé Les monades urbaines. Je reste globalement déçu par cette première incursion dans l'uvre de Ballard. Le style a mal vieilli, la perversité est tellement omniprésente que le lecteur finit par être mal à l'aise ou simplement lassé. Le propos de fond reste cependant intéressant et toujours d'actualité. Voilà sans doute pourquoi l'homme suscite toujours autant d'intérêt aujourd'hui... Enfin, je ne félicite pas les éditions Denoël qui ont pondu, pour un prix exorbitant, un recueil de mauvaise qualité : des fautes non corrigées dans L'île de béton, un papier jaunâtre du plus mauvais goût et enfin une conception graphique hideuse en première de couverture ! [Critique publiée le 13/01/15] ![]() S E U L D A N S B E R L I N Hans Fallada - 1947 Gallimard - 556 pages 18/20 Deux héros unis face à Hitler ![]() Suite à l'annonce de la mort de leur fils au front, Otto et Anna Quangel décident de ne plus cautionner la folie hitlérienne et d'agir. Laminé par la disparition de leur enfant parti défendre des idéaux peu reluisants, le couple se lance dans l'écriture et la distribution secrètes de cartes comportant des messages anonymes dénonçant le régime au pouvoir. Terrorisés à l'idée de se faire démasquer, l'homme et la femme vont longuement réfléchir à la meilleure stratégie à adopter pour la confection de ces messages et leur distribution. En effet, la tâche est rude dans ce climat nauséeux où chacun épie son voisin et n'hésite pas à le dénoncer à la moindre incartade dans l'espoir de s'attirer les bienveillances du parti fasciste. « Brûlant » les mains de ceux qui les ramassent, les messages subversifs ne circuleront pas suffisamment comme escompté initialement par leurs auteurs ; au contraire, ils seront la plupart du temps sagement remis aux autorités, lesquelles s'emploieront à trouver le ou les coupables dans cette affaire dite du « trouble-fête ». La résistance des Quangel va alors mobiliser le commissaire Escherich durant de nombreux mois. Lui aussi, à son niveau, subira les foudres de son supérieur hiérarchique pour incompétence dans la résolution de cette énigme berlinoise. Cette histoire, trame principale du roman, relatant la descente aux enfers de simples habitants nous présente également une galerie de personnages ayant un lien plus ou moins direct avec Otto et Anna Quangel. L'auteur nous démontre à quel point chaque individu était épié sous le régime national-socialiste ainsi que la disparition totale de toute confiance unissant les allemands entre eux. Le mot d'ordre demeurait la méfiance la plus totale, le repli sur soi inconditionnel car tout lien ou relation entre deux individus devenait suspect aux yeux de la Gestapo. Ce livre, inspiré de faits réels, est étonnamment mature si l'on considère la période à laquelle il a été écrit. Hans Fallada, de son vrai nom Rudolf Ditzen, termina sa rédaction en 1946 avant de mourir l'année suivante. Et malgré le manque total de recul et d'analyse sur cette période atroce de l'histoire, il évoque déjà les camps de concentration et la torture permanente dans les prisons allemandes. L'auteur, qui souffrait de ses fortes dépendances à l'alcool et à la morphine, décrit également tous les rouages pernicieux qui sous-tendaient le régime politique nazi. Quant à la ville de Berlin, il y fait ressentir avec brio la peur qui régnait à chaque coin de rue et le climat pesant des délations quotidiennes dans chaque quartier ou même chaque immeuble. Enfin, ce récit rappelle aussi que l'écriture reste une arme accessible à tous, même aux gens simples comme les Quangel, dès lors qu'il s'agit d'entrer en résistance contre une dictature. Ainsi, Seul dans Berlin est un hommage à tous ces écrivains ou journalistes qui à travers leurs livres, journaux ou blogs aujourd'hui parviennent à mettre en difficulté des pouvoirs totalitaires. De Victor Hugo dénonçant la peine de mort dans ses romans jusqu'aux jeunes gens ayant utilisé les nouvelles technologies pour asseoir les révolutions arabes, l'écrit et l'art plus généralement demeurent des outils de liberté inégalables. Seul dans Berlin a connu un énorme succès depuis sa parution. La dernière partie, où l'amour et la mort deviennent les uniques leitmotivs narratifs, est bouleversante. Fallada nous fait toucher du doigt l'horreur absolue des cachots, prisons et maisons de la mort dans l'Allemagne nazie. Les images évoquées sont absolument effroyables et inoubliables. Dans un subtil jeu d'équilibre, cette noirceur est contrebalancée avec talent par des images d'amour, de paix et de sérénité intenses. La tension finit par monter crescendo pour nouer un drame digne d'une pièce de Shakespeare... Un livre à lire et prescrire pour ne jamais oublier... [Critique publiée le 06/03/14] ![]() L E S R O I S D ' A I L L E U R S Nicolas Deleau - 2012 Payot & Rivages - 363 pages 13/20 Poésie maritime ![]() Sous forme écrite ou orale, il reçoit des lettres et colis des autres bouts du monde et tisse un maillage des expériences et vies maritimes de ses amis voyageurs. Le lecteur est ainsi embarqué à Manille pour découvrir le quotidien de Thomas, cherchant l'inspiration pour écrire, et généreusement hébergé chez un vieux prêtre missionnaire. Dans une atmosphère moite où la chaleur étouffante rend exubérante la moindre végétation, Thomas scrute à l'ombre des persiennes de la demeure de son hôte les mouvements sur le port de commerce tout proche. Nuit et jour, durant des semaines, il observe le flux incessant des immenses bateaux et les armées de mystérieux manutentionnaires qui s'affairent autour des cargaisons. Dans un univers radicalement opposé, le récit se poursuit sur les terres glauques de Mourmansk où l'aridité des décors rime avec la misère des habitants mais aussi l'accueil chaleureux que ceux-ci réservent sans modération aux étrangers. Bout du monde russe, « Mourmansk, plus qu'une destination, était une destinée ». La vie à Luanda, capitale de l'Angola, est également longuement décrite. Cette ancienne colonie portugaise a connu une longue guerre civile suite à son indépendance en 1975 et on pense bien évidement à la magnifique chanson de Lavilliers à ce sujet. La plage de Santiago est un curieux endroit où les carcasses de vieux navires se désagrègent lentement dans un paysage de rouille et de sable. Paulo, pauvre pêcheur, s'endort au retour de sa sortie en mer et imagine dans l'océan bleu et infini les longues toiles du marché où les étals de poissons sont tenus par les femmes : « Champ de femmes, champ de matrones sèches ou épaisses, champ de ventres fertiles, de désirs flous, de fleurs de chair et de rires obscènes. Seule à l'écart, certaine, plus belle que les autres, l'appelle d'un il brûlant. Elle est jeune, fine, mêle la candeur et les lueurs du vice. Ses cuisses tremblent à peine, son ventre ondule, mais si faiblement qu'on croit se tromper. Le coin d'ombre où elle se tient, magnétique, d'un bleu de nuit, prend la densité des lieux de culte. Étal sacrificiel. » Enfin, bien sûr, comment parler de ces escales maritimes sans évoquer la mythique cité de Valparaíso ? La « perle du Pacifique » à laquelle Alain Jaubert a consacré un bijou de la littérature, Val Paradis, Goncourt du Premier Roman en 2005. Chez Nicolas Deleau aussi la dimension sacrée de ce port de rêve transpire dans la phrase suivante : « À Valparaíso nom de Dieu, Val Paradis, le port du bout du monde, l'escale de l'autre côté, la récompense du cap. » Nicolas Deleau enseigne aujourd'hui le français en Inde après avoir déjà été professeur dans de nombreux pays dont l'Angola et l'Éthiopie. L'homme connaît donc bien les lieux qu'il décrit et a longuement bourlingué aux quatre coins du monde. Les Rois d'ailleurs a été primé au Festival Étonnants Voyageurs de Saint-Malo en 2013 en recevant le prix de la Compagnie des Pêches. Pour ma part, j'ai parfois eu du mal à suivre le lien entre les différents récits qui s'enchevêtrent de façon complexe et qui font partie d'une trame générale à la ligne directrice floue. En revanche, j'ai été littéralement scotché par la qualité littéraire de ce roman. Les images, les descriptions, les ambiances de port sont superbement restituées. Ayant vécu à Brest et longuement arpenté le port de commerce de cette cité, j'ai retrouvé cette émotion qui saisit le marcheur lorsqu'il longe les quais et lit sur les coques des navires en escale autant de noms qui font rêver. L'auteur magnifie les paysages de grues déchargeant les lourdes coques au bout des sombres jetées portuaires et en fait de la dentelle écrite. Un dernier extrait pour conclure : « À Mourmansk, on cogne sans distinction et sans haine. Les hommes du port sur les putes, les mafias sur les deux, l'alcool et le froid sur tous. » [Critique publiée le 18/07/13] ![]() S H I N I N G Stephen King - 1977 Le Livre de Poche - 471 pages 14/20 Le démon de l'alcool ![]() Déchu de son activité de professeur dans le Vermont, Jack fait jouer ses relations pour trouver assez rapidement un nouveau poste provisoire. Il est ainsi nommé gardien de l'hôtel Overlook durant l'hiver. Ce palace, construit dans les montagnes du Colorado, bénéficie d'une vue somptueuse sur des sommets grandioses et demeure une référence pour de riches touristes qui viennent en profiter en saison estivale. Durant l'hiver, l'établissement est totalement isolé car les routes y menant sont lourdement enneigées. La famille accepte donc d'y passer la basse saison avec pour principale mission de soigner les caprices de la chaudière régissant la température dans les trois ailes du bâtiment. Dès leur arrivée à Overlook, Danny perçoit un sentiment de terreur lié à ce lieu. Du haut de ses 5 ans, cet enfant est différent des autres car il possède un don, le « Shining », lui permettant de connaître les pensées des autres, de localiser des objets égarés ou encore de visualiser des situations du passé ou à venir. Acculé dans une impasse financière, Jack doit absolument honorer son travail. Danny se retrouve ainsi tiraillé entre la peur que lui inspire l'établissement et celle de voir son père abandonner leur dernière chance de salut. La neige isolant rapidement la famille, la voie la plus sage consiste finalement à rester bien au chaud au sommet des montagnes... Rapidement, le chef de famille découvre une multitude d'anciens documents près de la chaudière, dans la cave, et s'entête alors à reconstituer l'histoire peu reluisante de l'hôtel, ancien repère de mafieux. Son attirance pour l'alcool qui devient de plus en plus forte provoque chez Danny des sentiments ambivalents à l'égard de son paternel. L'enfant, de son côté, explore aussi les interminables couloirs et les chambres obscures et vides. Et malgré l'avertissement formel du sympathique Dick Halloran, responsable des cuisines, il est continuellement attiré par une chambre bien précise, celle au numéro 217... Troisième roman de King, Shining signe le début d'un succès qui ne s'arrêtera jamais durant les décennies qui vont suivre. Considéré comme un roman phare de son uvre, cet huis clos aborde de face la fragilité des personnes alcooliques et l'éclatement du noyau familial qui bien souvent en résulte. Le contexte fantastique peut finalement n'être vu que comme une séduisante mise en forme qui permet de traiter dans le fond une maladie qui n'en finit pas de faire des ravages. Stephen King a lui-même rencontré de gros ennuis liés à sa consommation d'alcool et de drogue dès la fin des années 70 et ce durant trente-cinq années. Ses addictions sont omniprésentes bien au-delà de ce livre car l'ensemble de sa bibliographie regorge de personnages soumis aux sirènes pernicieuses de la boisson. L'alcoolisme de Jack Torrance est ici un vice dans lequel s'engouffrent les forces maléfiques qui règnent sur l'hôtel. Quelques images vraiment terrifiantes naissent à la lecture du roman. Par exemple, celle de la première entrée de Danny dans la chambre 217 subsiste bien longtemps après avoir tourné la dernière page. J'avoue avoir eu quelques réticences à monter seul dans ma salle de bain qui comporte une baignoire les premiers soirs suivant cette lecture. Lors de son interview par François Busnel sur le plateau de La Grande Librairie le 14 novembre 2013, Stephen King a reconnu que cette scène avait été parmi la plus terrifiante à écrire de toute sa carrière et que son inspiration était précisément venue du film Les Diaboliques (Henri-Georges Clouzot, 1955). Trente-six années après sa création, je confirme que l'effet est resté terriblement glaçant, preuve d'un indéniable talent. Le dernier chapitre m'a également fasciné car il démontre l'aisance remarquable de l'auteur américain à poser ses personnages dans un cadre, à les faire s'exprimer avec émotion et à conclure un roman d'horreur sur une note apaisée en très peu de pages. Le rythme tout particulièrement cinématographique est un vrai modèle d'écriture. Néanmoins, ce livre, aussi mythique qu'il soit, n'est pas le meilleur de son uvre selon moi. Le style est un peu daté, le rythme parfois inégal et la trame générale assez convenue. Signalons aussi à l'éditeur une erreur de traduction dans la langue de Molière lorsque l'auteur fait référence à la série Secret Agent avec l'immense Patrick McGoohan. Simplement traduit par les termes l'Agent secret, il faut savoir que le titre français choisi et usité est Destination Danger. En 2013, l'écrivain du Maine a publié une suite, Docteur Sleep, et est venu officiellement pour la première fois en France et en Allemagne en faire la promotion. L'accueil du public et des médias a été phénoménal et a dépassé tous les pronostics de son éditeur et de son agent littéraire. J'ai pour ma part assisté à la conférence au Grand Rex à Paris afin de voir et écouter celui qui sait si bien prendre par les mains des millions de lecteurs pour les embarquer dans ses histoires avec ce don inégalable. Un sacré moment rempli d'émotions... [Critique publiée le 01/01/14] ![]() C U J O Stephen King - 1981 Albin Michel - 351 pages 17/20 Une mise en scène réussie pour un dénouement terrifiant ![]() Le père de Brett, J Camber, y tient un garage et mène une vie de patachon au grand désespoir de sa femme Charity. La famille Trenton réside à Castle Rock. Vic et Donna traversent une période de couple difficile car la jeune femme a une relation extra-conjugale. Ils ont un petit garçon, Tad, de quatre ans. Les deux familles vont voir leur destin basculer dans un même enfer à la suite d'un malheureux et tragique concours de circonstances. Cujo, mordu par une chauve-souris, attrape le virus de la rage. Délaissé par sa femme et son fils partis rendre visite à la famille, J Camber se retrouve seul avec la bête devenue folle. Au même moment, Donna et Tad Trenton se rendent avec leur voiture défectueuse au garage afin d'y changer une pièce. Arrivé au bout du chemin conduisant chez les Camber, le véhicule tombe en panne. La mère et l'enfant sont désormais prisonniers du Saint-Bernard... Stephen King nous décrit ici la vie de deux ménages ordinaires dans l'Amérique profonde, loin des grandes villes clinquantes délivrant sans cesse leur message de gloire et d'argent. Pour ces familles, les problèmes d'alcool, de couple, d'argent et de stress professionnel font partie du quotidien. L'écrivain américain présente ainsi les protagonistes de son histoire en brossant un portrait social de l'Amérique. Et s'il détaille autant la vie de ces gens ordinaires, c'est pour mieux embarquer son lecteur dans l'horreur en seconde partie du récit. Là, le rythme change, le sang se met à couler, le suspense devient intense, la tension y est prégnante. Et cette histoire de chien enragé qui pouvait sembler grossière au début du roman devient alors parfaitement réaliste. Inutile de dévoiler la fin bien évidemment... Retenez juste que King n'épargne ni son lecteur, ni ses personnages. Cujo, écrit par le maître dans les années 80, a gardé tout son charme... [Critique publiée le 19/04/19] ![]() L E S R É G U L A T E U R S Richard Bachman - 1996 Albin Michel - 388 pages 17/20 Une histoire démoniaque ![]() Dans ce quartier, une rue est décrite : Poplar Street. Elle est bordée de maisons et de jardins aux pelouses bien vertes où les enfants profitent du ciel bleu entre parties de base-ball et descentes à rollers sur les trottoirs pendant que les parents soignent l'herbe par un coup de tondeuse ou sirotent un verre à l'ombre de leurs vérandas... Ainsi, tout semble apaisé et bien lisse pendant ce « bon vieux mois de juillet parfait » comme l'écrit l'auteur. Puis, Cary Ripton, le livreur du journal d'annonces, déboule dans la rue à bicyclette et lance un exemplaire vers chacune des habitations. C'est l'occasion de découvrir les locataires de Poplar Street : Brad Josephson arrosant ses fleurs, Johnny Marinville grattant quelques accords de guitare, Gary Soderson buvant de l'alcool encore et encore. Sont également présents le professeur Peter Jackson, rentrant tout juste en voiture chez lui, et le berger allemand Hannibal traversant la route pour attraper le frisbee des jumeaux Reed qui font une partie dans leur jardin avec deux copines, dont la voisine Susi Geller. Tout le monde n'a pas encore été présenté mais le décor a déjà été planté de manière magistrale en moins de vingt pages. Et à partir de là : « Les événements vont s'enchaîner très vite et personne, sur Poplar Street, ne comprend encore ce qui arrive. » En effet, il y a un petit détail que le livreur de journaux a perçu le premier : un van rouge rutilant semble stationné à l'entrée nord de la rue. D'autre part, bien que personne ne le sache à ce moment-là, l'une des maisons de la rue cache des événements terribles qui se cristallisent autour de Seth Garin, un jeune garçon autiste de huit ans, élevé par sa tante Audrey suite au meurtre de sa famille (parents, frère et sur). Le gamin est passionné par un western, Les Régulateurs, et une série assez violente, MotoKops 2200. Les événements vont donc se précipiter et dans cette rue pourtant si accueillante, par un après-midi d'été bien paisible et ensoleillé, un véritable carnage va survenir décimant villas et locataires. L'univers télévisuel du petit garçon va soudain quitter sa nature de fiction pour devenir réalité. Une réalité improbable, décalée, abstraite, inimaginable et incohérente. La perplexité, l'incompréhension la plus folle et une terreur croissante saisiront instantanément les voisins démunis de Seth Garin et conduiront le lecteur dans un cauchemar. Richard Bachman est le pseudonyme utilisé par Stephen King dès 1977 pour écrire incognito ses romans d'horreur et tester ainsi la constance de son talent auprès du public. Le canular a été découvert en 1985 par un étudiant obligeant dès lors le King à « tuer » son alter ego en le faisant succomber à un cancer. Les Régulateurs serait, d'après la note de l'éditeur en début d'ouvrage, la publication d'un manuscrit découvert en 1994 par la femme de Bachman devenue veuve. Toute cette mise en scène fantasque démontre le goût de Stephen King pour rendre authentique autant que possible l'existence et la disparition de ce fameux Richard Bachman, auteur entre autres de The running man et La peau sur les os. Quoiqu'il en soit, le maître de l'horreur signe ici un très bon roman qui demeure intensément violent par des scènes de carnage parfois à la limite du supportable... Notons que le livre débute par un dessin présentant le plan de Poplar Street avec ses maisons et les noms de chaque habitant. Cette initiative est la bienvenue car, pour rentrer dans le récit, il faut intégrer une bonne vingtaine de personnages, ce qui nécessite une certaine gymnastique de la part du lecteur ! Ensuite, c'est la descente en enfer avec ce style inimitable, cette faculté unique pour raconter les événements les plus terrifiants en les faisant naître dans des situations plus qu'ordinaires... Même sous le nom de Bachman, Stephen King aborde des thèmes récurrents dans son uvre : le travail de l'écrivain à travers un personnage auteur pour les enfants ou bien la guerre du Vietnam et ses démons qui servent d'étalon dans la mesure du degré d'horreur qui s'abat sur cette banlieue de l'Ohio. Les enfants aussi sont omniprésents : ce sont eux qui ouvrent le récit et c'est au cur même d'un gamin de huit ans que va se nicher Tak, l'entité diabolique responsable de tout. Depuis Carrie, son premier succès en 1976, en passant par le magistral Ça, l'univers du King s'articule autour d'eux. Enfin, les armes en vente libre, pointées très souvent du doigt lors des tueries de masse aux États-Unis, sont responsables de deux erreurs mortelles lorsque deux groupes d'habitants décident de quitter leurs maisons pour affronter le mal à l'extérieur. Totalement inutiles face au pilonnage de l'ennemi, ces armes n'auront pour effet que d'alourdir tristement un bilan déjà catastrophique malgré les mises en garde de l'écrivain Johnny Marinville : « Nous prenons des précautions parce que nous savons qu'un revolver peut blesser et tuer, pensa Johnny, mais il y avait plus. À un certain niveau, nous savons que ces armes sont mauvaises, démoniaques. Même leurs partisans les plus forcenés le sentent. » À noter que Stephen King a publié en 2013, suite notamment à la tuerie de Newton qui a fait vingt-huit morts dans une école primaire en 2012, un petit manifeste dénonçant le lobby américain des armes, représenté par la NRA (National Rifle Association), et appelant à une réglementation plus stricte. Enfin, précisons que Les Régulateurs a été publié le même jour que Désolation, un autre pavé signé Stephen King cette fois et reprenant les mêmes personnages dans un univers différent. Les couvertures de ces deux récits, indépendants et néanmoins jumeaux, s'assemblent visuellement et prolongent ainsi cette étonnante expérience littéraire. Stephen King est un écrivain populaire ; il a vendu des centaines de millions de titres depuis les années 70 à travers le monde. Cantonné aux thèmes de l'horreur et du fantastique, certains critiques ne voient en lui qu'un écrivain de bas étage traitant un genre puéril et mineur. Ces mêmes détracteurs se renforcent dans leurs convictions en dénonçant les dollars qu'il accumule. Car pour l'intelligentsia littéraire, le succès est forcément douteux, sauf en cas de prix Goncourt ! Plaire au peuple et non seulement à une élite intellectuelle ne saurait être synonyme de qualité littéraire. Et pourtant... À travers les livres du King, c'est toute la mythologie moderne américaine qui est disséquée. L'auteur a dressé au fil de son uvre une radioscopie de l'Amérique des années 60 jusqu'à aujourd'hui avec ses failles, ses peurs et ses traumatismes. Son Maine natal est à l'image d'une Terre du Milieu de Tolkien, un lieu géographique identifié définitivement associé à son uvre. Citée aussi dans Les Régulateurs, l'uvre naturaliste de l'immense Thomas Hardy semble avoir influencé grandement le côté sombre de l'univers de l'écrivain américain. Et il suffit de se référer à ma chronique du roman Tess d'Urberville pour prendre conscience de la place majeure du poète et romancier anglais dans le monde des lettres depuis plus d'un siècle... Le style, le ton direct et l'argot souvent employés classent évidement Stephen King dans la catégorie de l'écrivain populaire, accessible par tous. Souvent utilisé de façon péjorative, il faut accoler ici au terme « populaire » celui de « noble » pour caractériser une uvre qui est aujourd'hui étudiée, analysée, disséquée par des spécialistes, des universitaires. En 2003, il a d'ailleurs reçu pour l'ensemble de sa carrière d'écrivain le National Book Award, l'une des plus hautes distinctions littéraires aux États-Unis. Il était temps ! [Critique publiée le 18/07/13] ![]() R O A D M A S T E R Stephen King - 2004 Albin Michel - 444 pages 19/20 Leçon d'acceptation ![]() Un homme étrange descend alors de la voiture. Le pompiste entrevoit son visage à la peau cireuse et aux yeux en forme d'amandes. L'individu au chapeau noir rentre dans la station pendant la durée du plein, il n'en ressortira jamais et restera définitivement introuvable. La voiture est alors récupérée par la Compagnie D de la police d'État de Pennsylvanie et l'enquête affectée au policier Curt Wilcox. En 2001, Curt est victime d'un accident mortel. Percuté par un 38-tonnes lors d'un banal contrôle routier, il laisse son fils Ned sans père. Le jeune homme passe l'été au sein de la Compagnie D, dans l'ombre du défunt, à faire de petits travaux manuels. Très rapidement, il est intrigué par le hangar B qui renferme une vieille Buick. Sandy DearBorn, nouveau chef de la Compagnie D affecté par le destin des Wilcox, se lie d'amitié avec le jeune Ned et décide de lui raconter les vingt dernières années passées autour du mystérieux hangar... Le roman est ainsi constitué de chapitres racontant différents épisodes de l'expertise de ce véhicule depuis la fin des années 70. Selon le point de vue, le narrateur change et les différents membres de la Compagnie D se remémorent des anecdotes plus ou moins terrifiantes à l'adresse de la jeune recrue Ned Wilcox. Par exemple, lors de sa récupération dans la station-service, la Buick se révèle être constituée d'un tableau de bord factice. Ensuite, dans le hangar où elle est entreposée, d'étranges phénomènes vont se dérouler régulièrement : fluctuations de la température, orages électriques, éclairs lumineux, bourdonnements, ... Des événements encore plus dramatiques surgiront dont la disparition d'un policier ou l'apparition de créatures inconnues ! Cette suite de flashbacks se situe entièrement dans les locaux de la Compagnie D et sur les routes alentours. Cela semble avoir dérangé beaucoup de lecteurs qui ont regretté le manque de rythme et d'action. Je pense au contraire que le récit tient en constante haleine celui qui prend la peine de le commencer. Dès les premiers chapitres, une tension permanente s'installe pour le lecteur qui s'identifie aisément à Ned écoutant cette histoire incroyable. Les nerfs sont ensuite mis à rude épreuve dans certaines scènes. Je pense notamment à la dissection dans un étroit cagibi de la grosse chauve-souris, à l'il vitreux et démesuré, par Curt Wilcox penché sur son microscope et deux collègues dont l'un qui tient sa caméra en évitant de vomir. Stephen King maîtrise l'art de nous donner la réelle impression d'être dans cette pièce exiguë, des gouttes de sueur perlant aux tempes. Une autre créature dont je n'en dirai point davantage nous tétanise également et ces réflexions menées par l'un des policiers nous laisse entrevoir le caractère inimaginable des événements racontés : « On aurait dit que mon cerveau avait perdu la faculté de donner quelque sens que ce soit à ce que mes yeux voyaient. En tout cas, ce n'étaient pas des jambes, ni des pattes, et il y en avait trois. » Cet épisode renversant est aussi l'occasion d'ouvrir une réflexion sur les problématiques de différence et de tolérance. Les avis mitigés à propos de Roadmaster font également souvent référence aux nombreuses questions qui restent en suspens à la dernière page. Je vois là au contraire un livre sur l'acceptation. Chacun dans sa vie est confronté à des écueils qui restent parfois sans solution, doit faire des compromis et ne pas prendre le chemin initialement prévu. Ainsi, toute l'histoire racontée par la Compagnie D doit être extrapolée et vue comme une allégorie des vicissitudes de la vie. À ce titre, l'auteur, dans ses notes passionnantes en postface, décrit son travail comme une « méditation sur la qualité essentiellement indéchiffrable des événements de la vie, et sur l'impossibilité dans laquelle nous sommes de leur trouver une signification cohérente ». Enfin, il est à noter que la rédaction du manuscrit, commencée en 1999, a été interrompue par le terrible accident dont a été victime Stephen King la même année. Comme son personnage Curt Wilcox, l'écrivain du Maine est renversé par un camion et gravement blessé. Ou comment la fiction a tragiquement rattrapé la réalité... [Critique publiée le 06/03/14] ![]() D Ô M E Stephen King - 2009 Albin Michel - 1196 pages 12/20 Une bonne idée de départ laborieusement exploitée ![]() Et soudain, dès les premières pages, c'est l'apocalypse. Des avions ou camions explosent littéralement en s'approchant de la cité. Des oiseaux tombent en plein vol et viennent s'écraser au sol. Les premiers habitants témoins de ces drames s'aperçoivent rapidement qu'une surface invisible coupe littéralement l'espace en deux tout autour de Chester's Mill l'isolant ainsi du reste du monde. Cette structure inconnue surnommée « Dôme » semble s'enfoncer profondément sous la surface du sol et monter extrêmement haut dans le ciel. Le phénomène est-il d'origine extraterrestre ? Correspond-il à une expérience militaire lancée pour tester une nouvelle arme hors norme ? Les hypothèses sont nombreuses mais la réponse totalement inconnue. Très rapidement, la population doit s'adapter et différents clans se mettent naturellement en place face à ce phénomène terrifiant. Stephen King, en démiurge, isole ainsi un lieu pour y observer, tel un mélange placé sous un microscope, les comportements humains à l'uvre. Et le confinement forcé tourne vite à la pagaille car très rapidement le problème d'accès aux ressources devient un casse-tête. Le second conseiller de la ville, Jim Rennie, prend la tête des opérations en renforçant le pouvoir policier, manipulant l'opinion publique et éliminant les personnes gênantes. L'homme est l'archétype de l'américain puissant et abruti qui s'enrichit sur le dos des autres en magouillant. Il est à la tête d'un important réseau de production de drogue, roule en Hummer et n'a aucune morale malgré la foi qu'il prône autour de lui. Évidemment, il n'est pas difficile d'imaginer ce personnage aujourd'hui : cet individu qui a un balai sur la tête et qui enfile les propos débiles à longueur de temps de l'autre côté de l'Atlantique devrait parfaitement convenir... À l'opposé, Dale Barbara, cuisinier de passage dans la ville, est réfléchi et souhaite que la crise soit gérée avec justice et pondération. Ancien militaire ayant affronté des situations extrêmement difficiles en Irak, il est réhabilité au sein de l'Armée US par le président des États-Unis en personne pour prendre en main les opérations de sauvetage. Celles-ci restent malheureusement limitées car même le tir d'un missile de croisière contre la paroi externe du Dôme ne produit rien ! Victime d'un complot ourdi par Jim Rennie, Barbara est accusé d'avoir commis quatre meurtres ! Aidé entre autres de la rédactrice en chef du journal local, de la femme de l'ancien chef de la police et de jeunes adolescents débrouillards, le militaire va devoir tout faire pour élucider le mystère du phénomène isolant Chester's Mill et se défendre face aux graves accusations d'un édile devenu totalement fou. Dôme est un roman ambitieux : sa taille est conséquente, le sujet est prometteur. Pourtant, plusieurs défauts nuisent à la qualité générale du récit, et cela est vraiment dommage ! Les personnages en scène sont très nombreux ; heureusement, Stephen King a intégré une liste exhaustive de leur nom, prénom et profession en ouverture du roman comme cela se fait pour les pièces de théâtre notamment. Il faut s'y raccrocher très souvent dans les premières centaines de pages. Et s'arracher un peu les cheveux lorsque des surnoms sont employés. Le côté théâtre s'arrête là. J'ai en effet davantage pensé à un livre conçu pour une adaptation en série pour la télévision. La valeur ajoutée du format écrit est ici rognée à mon sens : il y a bien trop peu de descriptions et de passages littéraires pour ce grand écrivain. L'essentiel de l'histoire manque ainsi de densité et de puissance tant les détails semblent superficiels et les dialogues sont omniprésents. Cela est renforcé par un manque de souffle durant une grande partie de l'histoire. Ainsi, entre la montée en puissance lors de l'apparition du Dôme et la rencontre avec les familles situées à l'extérieur du phénomène jusqu'à la fin émouvante, les pages se tournent parfois laborieusement. L'histoire semble interminable à certains moments et manque de dynamisme. Un seul tome n'aurait-il pas été suffisant ? Bien sûr, il y a quelques pages qui ne trompent pas sur l'identité de l'auteur. Le style tout d'abord avec des phrases typiques comme celle-ci : « À la lueur du tableau de bord, les yeux d'Alden paraissaient jaunes et humides. Les yeux d'un chien qui se serait cassé deux pattes en tombant dans un trou. » Je pense aussi à ce chapitre qui rompt totalement et étonnamment avec le reste. King se met à employer le « nous » en guise de pronom personnel pour entraîner avec lui son lecteur tel un vieux pote dans les rues et les maisons de Chester's Mill afin d'y regarder en observateurs extérieurs une tranche de vie quotidienne. C'est brillant et superbe du point de vue de la mise en scène. J'ai beaucoup aimé les quelques pages décrivant le trajet de Samantha Bushey prise en stop par Alden Dinsmore. On y ressent beaucoup d'émotion dans leur dialogue feutré, pudique et implicitement complice. La fin de Dôme est émouvante et j'y vois un hommage de l'auteur américain à son chien, un Corgi, auquel il semble très attaché dans sa vie privée. Enfin, je dois mentionner ici ma grande déception envers l'éditeur, Albin Michel, qui a publié ce texte traduit en français en omettant d'y corriger les fautes et autres petits mots oubliés. Je crois que c'est précisément le travail d'un éditeur. Deux ou trois fautes sur un texte aussi conséquent peuvent, à la rigueur, passer. Mais, comme ici, un nombre de coquilles bien au-delà est agaçant pour le lecteur. Cela ouvre alors légitimement des questions supplémentaires sur la qualité de la traduction en elle-même. Après tout, le travail éditorial n'ayant pas été assuré sur la forme, qui me dit que le fond est fidèle ? Le livre est un objet précieux en ces temps d'écrans surconsommés, le lecteur mérite de l'attention. La littérature est à tout point de vue gagnante en tirant toujours plus haut, vers l'excellence. L'éditeur fait partie de cette chaîne. [Critique publiée le 20/06/21] ![]() R E V I V A L Stephen King - 2014 Albin Michel - 438 pages 18/20 Un art de la narration incroyable ![]() En octobre 1962, le petit garçon de six ans fait une rencontre déterminante dans sa vie alors qu'il est en train de jouer avec ses petits soldats sur le chemin de terre devant la maison familiale de Harlow. Charles Jacobs, le nouveau pasteur de la ville, s'arrête pour saluer et jouer avec le bambin avant de se présenter au reste de la famille. Jamie est le cadet d'une fratie comprenant quatre garçons et une fille. Il adore sa sur Claire, l'ainée, qui est une seconde maman pour lui. Ce petit monde est croyant et se rend chaque dimanche à la messe ainsi que chaque jeudi, pour les enfants, aux réunions de l'Union des Jeunesses Méthodistes. En dehors de ses prêches, le pasteur Charles Jacobs se passionne pour l'électricité qui reste à ses yeux mystérieuse et miraculeuse. Il présente à Jamie les petites inventions qu'il s'amuse à créer. Mais un accident vient perturber l'équilibre idyllique au sein de la famille : Connie, l'un des frères de Jamie, perd la voix suite à un coup de bâton de ski dans la gorge. Malgré le ton rassurant du médecin, il reste pourtant muet durant de longues semaines et doit communiquer par écrit. Le pasteur propose de tenter la guérison du garçon en utilisant un système de stimulation électrique de son invention. Et cela marche à merveille ! Malheureusement, c'est au tour de Charles Jacobs lui-même d'être touché par un drame, bien plus terrible, qui remet en cause toute sa foi en Dieu et l'éloigne de la religion et des habitants de Harlow... La vie continue pour Jamie qui se découvre une passion pour la guitare et devient musicien enchaînant les groupes de rock et les concerts. La drogue aussi entre dans son quotidien jusqu'à le faire devenir totalement dépendant et malade. Nous sommes en 1992, Jamie a trente-six ans et il va croiser une seconde fois la route du révérend Jacobs à Tulsa dans l'Oklahoma après s'être fait virer de son groupe de musique à cause de son état de camé. Celui qui se fait désormais appeler Dan Jacobs officie dans une grande foire où il met en scène des « portraits à la foudre ». La foule est nombreuse et l'ambiance électrique. Cette seconde rencontre va être considérablement bénéfique pour Jamie qui va retrouver le droit chemin. Pour autant, Jacobs est toujours aussi perturbant dans son rapport à l'électricité. Que cherche-t-il exactement ? Il semble possédé par une idée, un cap qu'il veut atteindre quoiqu'il en coûte. Les destins des deux hommes sont scellés et leurs chemins ne se quitteront plus jamais vraiment. Pour le meilleur mais surtout pour le pire... En plus de critiquer le prêchi-prêcha des religions et les illusions qu'elle font miroiter, Stephen King rend ici ouvertement hommage à ses maîtres, « ceux qui ont bâti ma maison » écrit-il dans l'épigraphe avant de les citer : Mary Shelley, Bram Stoker et H. P. Lovecraft entre autres. La partie finale fait en effet basculer le récit dans une horreur digne de ces grands auteurs. Mais il est impossible d'en dire davantage sans divulgâcher tout le piment du récit. Sachez juste que le mystère tissé tout au long du roman se dévoile dans les quarantes dernières pages qui sont intenses et extrêmement noires. Attention ! Cela ne signifie pas que la partie, dépourvue d'horreur, précédent la chute n'est là que pour la préparer, voire juste pour meubler comme pourraient le dire les mauvaises langues. Au contraire, je considère chacune des pages antérieures au final comme un modèle de narration absolument brillant. Stephen King n'est pas seulement un écrivain de genre et Revival en est une fois de plus la preuve. Il est avant tout un conteur merveilleux capable de prendre n'importe quel lecteur par la main pour lui raconter les choses simples de la vie comme l'amitié, l'enfance, la famille, le temps qui passe, la peur de la maladie. Bref, il sait parfaitement mettre en scène les grands thèmes récurrents de la littérature dite blanche. Il a écrit ce livre à soixante-sept ans et, chose impressionnante, garde toujours un il parfaitement sagace sur les périodes de l'enfance et de l'adolescence qu'il aborde continuellement depuis son premier roman Carrie publié en 1974. En brossant ici la vie de son personnage Jamie depuis ses six ans jusqu'à ses soixante-et-un ans, Stephen King ne choisit pas la facilité à travers cet exercice de grand écart temporel ; pourtant il s'en sort avec brio en sachant restituer à merveille chaque âge de la vie : depuis les premiers amours passionnés de l'adolescent jusqu'au coup d'il nostalgique dans le rétroviseur chez l'homme d'âge mûr. La force du livre réside là selon moi : dans cette construction de vies ordinaires sur un rythme totalement haletant et addictif pour le lecteur ! L'horreur qu'il maîtrise évidemment avec perfection et qui demeurera toujours sa marque de fabrique est alors comme un voile qui vient assombrir le monde commun qu'il a bâti avec beaucoup de réalisme. À ce sujet, voici un extrait de l'interview du maître par le journal Télérama lors de sa venue en France à la fin de l'année 2013 : Télérama : « Vous dites que les livres d'horreur mettent en scène des gens ordinaires à qui arrivent des choses extraordinaires, tandis que les romans traditionnels mettent en scène des personnes extraordinaires à qui arrivent des choses ordinaires... » Stephen King : « L'essentiel, pour tout écrivain, est d'écrire sur ce qu'il connaît. Il se trouve que je vis, et que j'ai toujours vécu, entouré de gens ordinaires. Je ne vis pas sur un campus universitaire, ni auprès d'intellectuels et d'artistes, mais dans un coin des États-Unis où les gens sont banals, travaillent pour vivre, vont prendre un café au coin de la rue. Je connais ces vies ordinaires, et pour qu'elles soient intéressantes, pour moi comme pour le lecteur, j'aime projeter ces gens normaux dans des situations extraordinaires, où ils sont obligés d'affronter des dangers, de se montrer héroïques - ou pas. Pour moi, en fait, cela ne relève pas du fantastique, mais plutôt du réalisme, car dans la vraie vie, chacun est bel et bien confronté à des situations extraordinaires ou dérangeantes : la mort d'un proche, un accident, une maladie... Le but principal de la fiction est d'impliquer le lecteur. Moi, je veux aussi qu'il s'amuse, qu'il oublie sa vie de tous les jours. Quand j'étais enfant, on me disait parfois : Stephen, mais qu'est-ce qui ne va pas avec toi, tu as toujours le nez dans un livre. J'avais envie de répondre : mais vous ne vous rendez pas compte, je vis d'autres vies que la mienne ! » [Critique publiée le 10/03/23] ![]() L E S F A B U L E U S E S A V E N T U R E S D ' U N I N D I E N M A L C H A N C E U X Q U I D E V I N T M I L L I A R D A I R E Vikas Swarup - 2005 France Loisirs - 444 pages 17/20 Leçons de vie indiennes ![]() Accusé d'une tricherie qu'il n'a pourtant pas commise, Ram est interrogé au début du roman par des policiers aux manières peu cavalières. Comment un pauvre gamin des rues, à priori ignorant et inculte, a-t-il pu répondre sans erreur à douze questions de culture générale ? Une avocate, Smita, prend alors sa défense et décide de visionner avec lui l'enregistrement du jeu. C'est l'occasion pour Ram de peindre le récit de sa jeunesse et de démontrer point par point sa connaissance des réponses justes aux douze questions... L'auteur a ainsi construit son histoire en autant de chapitres que le jeu comporte d'épreuves. Cette série d'épisodes de la vie de Ram ne sont pas présentés dans un ordre chronologique mais des recoupements permettent au lecteur de relier les personnages et les situations évoqués dans l'ensemble du roman. Ram nous présente ainsi tout d'abord son meilleur ami, Salim, un « fou de cinéma hindi » grâce à qui il acquerra quelques connaissances cinématographiques. Remis au père Timothy à sa naissance, il explique également que son nom complet est autant hindou que musulman ou chrétien montrant ainsi la pluralité des religions en Inde. L'assassinat du père Timothy témoigne de la dure réalité de la vie dans cet immense pays, à la fois lumineuse par ses couleurs, bruits, senteurs et mouvements et dramatique par sa pègre, ses maladies, son extrême pauvreté et ses drames quotidiens. Ram vivra ensuite pendant un certain temps dans un « chawl » : « Clapiers composés de logements d'une seule pièce, occupés par les classes moyennes aux revenus modestes, les chawls sont le dépotoir de Mumbai. » Séparé par une cloison à peine plus épaisse que celle du carton du logement contigu, l'orphelin partagera indirectement la vie terrible que mène Gudiya, sa jeune voisine, dont le père Mr Shantaram a sombré dans l'alcool et ses vices après avoir raté sa carrière d'astronome. À nouveau, le lecteur pourra faire le lien entre les quelques notions d'astronomie de Ram et la bonne réponse à la question portant sur le nom de la plus petite planète de notre système solaire. Chaque chapitre est ainsi un nouvel épisode, une histoire dans l'histoire ; et celle de l'orphelinat tenu par un homme nommé Maman est particulièrement sordide... Avec la promesse d'une vie meilleure et profitant de leur crédulité, Maman et ses hommes récupèrent les enfants des rues pour leur enseigner quelques notions de musique et leur apprendre à chanter. Ils les mutilent ensuite physiquement et les obligent à aller mendier en échange d'un toit et d'un peu de nourriture. Échappé de cet enfer, Ram connaît heureusement des moments plus paisibles en devenant le domestique de la ravissante Neelima Kumari, une célèbre actrice tombée dans l'oubli. Mais à nouveau, des rebondissements tragiques viendront l'endurcir toujours plus... Il sera ainsi attaqué dans le Paschim-Express, train à destination de Mumbai, après avoir caché cinquante mille roupies honnêtement gagnés dans son slip. Enfin, ce roman initiatique se termine sur un site grandiose : celui du splendide Taj Mahal ou « Mumtaz Mahal » en persan pour « la lumière du palais ». Là, Ram gagnera sa vie en devenant guide. L'écart entre l'histoire véridique racontée par les guides officiels et l'interprétation du jeune homme déversée à des touristes naïfs est source de quiproquos amusants. Mais, même déformées, ses connaissances s'avéreront finalement utiles dans le jeu télévisé. Ram va également rencontrer le grand amour dans les bras d'une prostituée prénommée Nita. Malheureusement, à côté de cette passion naissante, il fera une fois de plus la douloureuse expérience de l'injustice à laquelle doivent se plier les pauvres de son pays. Son grand ami Shankar, jeune autiste auquel il s'est lié d'amitié, devient la victime d'une terrible maladie par simple manque d'argent. La fin du récit permet de relier plusieurs épisodes de sa vie et explique les raisons qui ont poussé Ram à participer au jeu télévisé. Prem Kumar, son présentateur vedette et ancien acteur de série B, est en effet intimement lié aux souffrances imposées aux amies de Ram... Vikas Swarup, l'auteur, est un diplomate indien. Les fabuleuses aventures d'un Indien malchanceux qui devint milliardaire est son premier roman. Il a été traduit dans plus de quarante langues et a connu un immense succès dans le monde entier en remportant de nombreux prix littéraires. L'originalité de cette aventure est évidemment une part de la clé du succès. Il faut aussi y rajouter une fresque vivante de l'Inde, beaucoup d'émotion et des pointes d'humour pour combattre le malheur qui semble poursuivre sans cesse les communautés démunies des bidonvilles. Enfin, notons que cette histoire aux thèmes universels se termine par une belle morale sur le bonheur et le pouvoir de l'argent. En 2008, le livre a été adapté au cinéma par Danny Boyle sous le titre Slumdog Millionaire. Le film ne suit pas de manière fidèle le roman et le réalisateur a pris de nombreuses libertés. Néanmoins, c'est un magnifique spectacle tant sur le plan visuel que musical avec une bande originale vibrante et très colorée. Un film parfaitement maîtrisé, au rythme nerveux, et qui vient compléter de façon tout à fait idéale le livre. [Critique publiée le 18/07/13] ![]() T E S S D ' U R B E R V I L L E Thomas Hardy - 1891 Omnibus - 365 pages 19/20 L'impitoyable fatalité ![]() Aussitôt requinqué par cette nouvelle inimaginable, Durbeyfield s'empresse de claironner haut et fort sa nouvelle noblesse et charge l'ainée de ses enfants, la jeune Tess, d'aller quémander reconnaissance et travail auprès d'un parent éloigné qui porte encore le précieux nom « d'Urberville ». Tess, fille pure et innocente dévouée au bonheur de sa famille, quitte donc Marlott, sa bourgade natale située dans le val de Blackmoor au sein du comté de Wessex, un lieu imaginaire créé par l'auteur et faisant partie de la mythologie géographique construite au fil de son uvre littéraire. Se sentant responsable de la mort du cheval de ses parents lors d'un tragique accident de carriole, Tess arrive à Trantridge chez son noble parent écrasée par la culpabilité d'avoir fait perdre un bien si vital aux yeux de sa famille et investie d'une mission réparatrice. Alec d'Urberville, le jeune aristocrate qui la reçoit est immédiatement sous le charme de la jeune femme, un charme qui annonce déjà en filigrane une issue fatale : « A travers les écheveaux de fumée qui se répandaient dans la tente, il observait Tess et sa gentille et inconsciente façon de croquer. Tandis qu'elle baissait innocemment les yeux sur les roses de son corsage, elle ne pressentait guère que, derrière la brume bleuâtre du tabac, se cachait le "malheur tragique" de sa vie, celui qui allait devenir le rayon sanglant dans le spectre lumineux de sa jeune existence. Elle possédait un don qui, en ce moment, lui était funeste. » Engagée pour s'occuper de la basse-cour, Tess s'installe chez celui qui s'est fièrement proclamé son « cousin », encore ébaubi par la vision de cette douce présence venue lui demander assistance. Exhibant fermement ses sentiments amoureux et refusant d'accepter l'indifférence de Tess à leur égard, Alec d'Urberville commet l'irréparable et viole sa servante dans un bois englué par le brouillard lors d'un retour tardif de fête. De retour au sein du giron familial, la jeune et innocente fermière met au monde un fils, fruit de sa liaison illégitime, qu'elle baptisera elle-même et qui sera malheureusement la pauvre petite victime d'une mortalité infantile élevée en ces temps anciens. Brisée physiquement et moralement, bafouée pour avoir commis une lourde faute aux yeux de la société, Tess d'Urberville n'a d'autre choix que de tenter de se reconstruire et surtout continuer à subvenir à ses besoins vitaux. C'est dans la laiterie de Talbothays, située dans une « plaine verdoyante arrosée par la Froom » qu'elle décide d'offrir ses services. Elle y rencontre Angel Clare, fils de pasteur, pensionnaire lui aussi à la vacherie. Le jeune homme de vingt-six ans y étudie les bestiaux et se forme aux méthodes de culture et d'exploitation. Là encore, l'histoire semble jouée d'avance et Thomas Hardy excelle à inscrire dans les paysages le reflet de l'histoire future : « Dans cette grasse vallée de la Froom aux chauds ferments, où suintait la fertilité, en cette saison où l'on croyait entendre, sous le bruissement de la fécondation, le flot impétueux de la sève, il était impossible que le plus simple caprice d'amour ne devînt passion. Les curs étaient tout prêts à le recevoir, imprégnés par ce qui les entourait. Juillet avait passé, et la chaleur de thermidor qui vint à sa suite semblait un effort de la nature pour rivaliser avec le feu qui dévorait les âmes à la laiterie de Talbothays. L'air, si frais au printemps et aux premiers jours de l'été, devenait stagnant, amollissant. Les lourdes senteurs accablaient et, à midi, le paysage semblait en pâmoison. Ces ardeurs éthiopiennes grillaient le haut des pâturages en pente, mais l'herbage restait d'un vert éclatant là où gazouillaient les cours d'eau. Clare n'était pas moins oppressé par le poids de l'été que par la ferveur croissante de sa passion pour Tess, la douce et silencieuse. » Pourtant rongée par une faute dont elle n'est point responsable, la fragile Tess se laisse porter par ses sentiments envers Clare. Lui cachant son douloureux passé, incompatible avec les conventions sociales de l'époque, elle accepte sa demande en mariage. Lors de leur séjour nuptial dans une ferme à Wellbridge, Clare apprend la vérité et s'estime trompé sur la pureté de son épouse. Thomas Hardy se fait ici l'avocat de Tess avec brio et une belle philosophie de vie : « Et, en considérant ce que Tess n'était pas, il négligeait ce qu'elle était, et il oubliait que l'imperfection peut être supérieure parfois à la perfection même. » L'intrigue est jusqu'ici une histoire assez classique traitant des murs amoureuses au Royaume-Uni à la fin du XIXe siècle. La suite du roman devient plus palpitante car elle conduit à la chute finale, propulsant Tess au cur d'un tragique destin qu'elle n'aura quasiment jamais pu contrôler depuis cette rencontre fortuite entre son père et le pasteur. Voilà l'effet effroyable de la fatalité qui est la marque de fabrique de l'écrivain anglais Thomas Hardy et à laquelle sont soumis les individus peuplant son uvre littéraire. Né en 1840 dans le comté du Dorset, ce garçon hypersensible, passionné par l'uvre de Shakespeare notamment, a grandi au sein d'une nature exubérante à laquelle il fait jouer un rôle de premier plan dans ses récits. Ainsi, l'invention du comté du Wessex et de ses cités et le parallèle qui existe entre les paysages et les scènes qui s'y déroulent témoignent d'un grand attachement au milieu rural et d'un hommage à la nature qui, même si elle peut devenir cruelle, est aussi capable d'accompagner des amants vers la félicité absolue. Le personnage de Tess, par son innocence et ses croyances religieuses, renvoie parfaitement l'image de cette nature mystique. Hardy le décrit de sa plus belle plume dans le passage suivant évoquant le retour au pays natal, le val de Blackmoor : « Les superstitions restent longtemps attachées à ces terres lourdes. Jadis forêt, celle-ci paraissait revêtir à cette heure son ancien caractère ; le proche et le lointain se confondaient ; les arbres, les hautes haies, prenaient des proportions démesurées. Les croyances aux cerfs légendaires, aux sorcières pourchassées, aux fées pailletées de vert et dont le rire moqueur poursuit le voyageur attardé y fourmillaient encore, évoquant en ces parages des multitudes d'esprits malins. Tess passa ensuite près de l'auberge d'un village dont l'enseigne grinçante répondit au salut de ses pas. Elle se représenta sous les toits de chaume, dans les ténèbres, les corps aux muscles détendus sous leurs courtepointes en mosaïques de petits carrés violets, recevant des mains du sommeil des forces nouvelles pour reprendre le labeur du lendemain, dès que la première trace de rose nébulosité apparaîtrait sur les hauteurs de Hambledon. » L'écrin final dans lequel sont situées les dernières pages est romantique et grandiose. La station balnéaire de Sandbourne, inspiré par la cité de Bournemouth, est décrite comme « un lieu féerique », « un lieu de flânerie méditerranéen sur les bords de la Manche ». Aux alentours, une forêt de pins offre des instants précieux à Tess qui déclare : « Tout est tourment dehors, ici tout est bonheur. » Cette course folle s'achèvera sur le site mégalithique de Stonehenge qui symbolise à nouveau cette puissance des décors naturels devant lesquels Tess se résignera encore et toujours à accepter sa condition, aussi injuste fût-elle. Tess d'Urberville est devenu un classique de la littérature mondiale et est, à mes yeux, un chef-d'uvre incontournable. De nombreuses adaptations en ont été tirées dont le film très réussi de Roman Polanski sorti sur les écrans en 1979 et dans lequel l'actrice Nastassja Kinski a endossé le rôle de Tess avec éclat et conviction. [Critique publiée le 15/02/13] ![]() R O U G E B R É S I L Jean-Christophe Rufin - 2001 Gallimard - 551 pages 19/20 Le souffle de l'aventure dans un roman exceptionnel ![]() Face à cette position dominante dans le Nouveau Monde, la France, représentée par son roi Henri II, cherche à s'implanter aussi dans ce grand pays. Nicolas Durand de Villegagnon, chevalier de Malte et vice-amiral de Bretagne, est chargé de fonder au Brésil une nouvelle France qui se nommera « France Antarctique ». Purement romanesque, la présence de deux enfants, Just et Colombe, enrichit le roman dès le début. Recrutés dans leur Normandie, ils sont nommés « truchements » et seront ainsi chargés d'apprendre la langue des indiens autochtones pour servir d'interprètes entre ceux-ci et les colonisateurs. C'est le vague espoir de revoir leur père, François de Clamorgan, disparu peut-être aux Amériques qui finit de les convaincre de prendre part à l'aventure. Trois navires quittent ainsi le port normand du Havre-de-Grâce pour atteindre après une traversée éprouvante la baie de Guanabara de l'autre côté de l'Atlantique. Les portugais sont déjà implantés dans cette zone depuis une cinquantaine d'années. Pour l'anecdote, c'est durant un mois de janvier qu'ils ont découvert cette splendide baie ; croyant qu'elle constituait l'embouchure d'une rivière, ils l'ont injustement nommée « Rio de Janeiro ». Six cents personnes dont une troupe de chevaliers armés en guerre débarquent alors sur l'île de Serigipe située dans la baie du Pain de Sucre, cette montagne imposante devenue si célèbre aujourd'hui. Villegagnon, personnage haut en couleur et convaincu d'être investi d'une mission christique, s'attelle rapidement à assurer la sécurité de ses hommes en construisant une fortification, le Fort-Coligny. Découvrant que le père de Just et Colombe est un ancien chevalier de Malte ayant combattu à ses côtés en Italie, il prend l'éducation militaire et philosophique de Just sous sa responsabilité. Malgré la relation fusionnelle qu'elle entretient avec son frère, Colombe est, quant à elle, chargée d'établir un contact solide avec les indiens. Elle s'enfonce ainsi dans les forêts luxuriantes de la baie de Guanabara et construit sa personnalité au contact d'un peuple respectueux représenté par Pay-Lo. Pour cet ancien docteur en philosophie européen tombé amoureux du mode de vie amérindien jusqu'à en devenir l'un des leurs, « il faut toute la prétention des Européens pour croire que ce continent attendait leur venue pour exister ». Au sein de la colonie que tente d'établir Villegagnon dans la sueur et le dur labeur, les tensions s'exacerbent autour du manque d'alcool et de femmes que des contrebandiers basés sur la côte prennent plaisir à monnayer. C'est dans ces moments de désenchantement que la fougue de Villegagnon prend toute son ampleur : « - Regardez-les ! Ils s'enivrent. Ils forniquent. Ils vont à terre à tout propos et je sais bien pourquoi, corps-saint-Jacques ! Ces damnés truchements leur vendent des garces auxquelles ils ne savent résister. Et pendant ce temps-là, l'ouvrage ne se fait pas. Les pluies vont venir, rien n'est couvert. Rien n'est défendu. Que les Portugais nous attaquent et c'en est fini ! [...] - La Femme, s'emporta Villegagnon en redressant le torse, est l'instrument de la Chute, le véhicule de la Tentation et du Mal. Pensez-y sans cesse et détournez-vous de la chair lorsqu'elle paraît sous les espèces de la licence et du contentement. [...] - Plus j'y pense, déclara l'amiral, et plus je comprends que le sacrement principal, dans notre situation, est le mariage. C'est lui et lui seul qui sanctifiera ces unions et fera rentrer ces débordements dans l'ordre. Qu'ils prennent des femmes, qu'ils aillent chercher ces sauvagesses de force, qu'ils les paient, qu'ils les violent s'ils le veulent, mais que tout cela soit consommé devant Dieu ! » Dans ce contexte tendu, le vice-amiral écrit à Calvin pour demander l'envoi de nouveaux convertis afin de remettre dans le droit chemin ses hommes. Et un an plus tard, un navire accoste avec à son bord des protestants dont quelques femmes, des pasteurs et du Pont, un ministre de Genève lui aussi avide de pouvoir dans cette nouvelle colonie. Rapidement, de nouveaux débats autour des questions religieuses sont ouverts et, chacun choisissant son clan, une scission entre catholiques et protestants naît. Les huguenots quittent ainsi l'île et rejoignent la terre ferme. Tout comme dans le royaume de France, la guerre des religions a lieu ici, à petite échelle, certes, mais avec beaucoup de hargne et de rancur. L'auteur décrit ci-après cette tragédie qui paraît impossible car nichée au sein d'un décor idyllique : « Ainsi les beautés pâles du matin tropical, la mer d'émeraude et le ciel métallique sans nuages, recouvraient tant de terreurs et de haines qu'elles faisaient presque horreur, comme un fard grimaçant appliqué sur la peau d'un mourant par dérision. » Pendant que Villegagnon, lui-même, doit rejoindre la France afin de plaider sa cause et obtenir de nouveaux renforts, Just est nommé gouverneur de la France Antarctique. De son côté, Colombe, devenue Œil-Soleil chez ses amis indiens joue un rôle de plus en plus important auprès du pacifique Pay-Lo. Le frère et la sur, si proches durant leur enfance, symbolisent chacun à leur façon une position extrême dans l'appréhension du Nouveau Monde : Just devient l'ambassadeur de Villegagnon dans la conquête sanglante de Rio de Janeiro tandis que Colombe s'est totalement intégrée au mode de vie autochtone au contact permanent de la nature et a pris conscience de tous ses bienfaits fondamentaux. À l'aune de ce choc entre Nouveau et Ancien Mondes, que deviendra cette relation d'amour ambigüe qui les a toujours animés ? Voici à nouveau un extrait d'une scène magistrale pour laquelle il faut avoir lu le livre intégralement afin d'en saisir toute la teneur : « Colombe se leva et fit quelques pas sur la terrasse. Quand elle revint vers lui, Just la contempla toute entière, dans sa robe de velours. Elle était, à elle seule, toute l'Italie bleue, la source où puisaient ses artistes, une parente, par sa chevelure tressée, de ces beautés romaines dont le marbre seul parvient à rendre la frémissante splendeur. [...] Il frôla son cou, son épaule, son bras nu. Immobile, elle ferma les yeux, plongée dans le délice de cet instant rêvé et unique, mystérieusement familier tant il avait été désiré et qui, si innombrablement qu'il se reproduise par la suite, n'aurait plus jamais le goût incomparable de cette première fois. [...] Avant de plonger dans le plaisir, il regarda l'il de Colombe et y vit l'image renversée du monde : un soleil dans lequel brillait un grand ciel bleu. Et sans plus rien redouter, il s'y élança. » Ce roman, publié en 2001, a obtenu le prix Goncourt la même année. C'est une récompense largement méritée tant le livre est riche de détails sur une partie méconnue de l'histoire française, tant l'auteur a su y insuffler un souffle romanesque. Jean-Christophe Rufin écrit dans une langue brillante, voltairienne, collant parfaitement à son propos. Pour autant, ce texte érudit est très facile d'accès, fluide, découpé en épisodes, ce qui confère une certaine nervosité dans le rythme de lecture. C'est là tout le talent du grand Alexandre Dumas dont Rufin revendique volontiers l'héritage. Avec plus de 750 000 exemplaires vendus dans le monde, Rouge Brésil a rencontré une énorme notoriété suite à l'obtention de la plus haute distinction littéraire en France. Le Goncourt, décerné par un jury de professionnels a, comme un grand nombre d'autres prix, une propension à récompenser plutôt un éditeur qu'une uvre suivant une guerre des chapelles qui anime depuis longtemps les différentes maisons d'édition. Cette fois-ci, le célèbre bandeau rouge qui a rehaussé la couverture sobre des éditions Gallimard est le bienvenu car il contribue toujours aujourd'hui à populariser un excellent roman riche de mille promesses entre aventure, exotisme, grande histoire, amour et complots. Suite à une idée venue lors de la visite d'un petit musée à Rio de Janeiro dix ans auparavant, Jean-Christophe Rufin s'est appuyé, pour retranscrire cet épisode de la Renaissance lors de l'écriture de son livre, sur deux ouvrages témoignant directement de la grande expédition de Villegagnon : Voyage faict en la terre du Brésil publié en 1578 par le protestant Jean de Léry et Les singularitez de la France Antarctique, autrement nommée Amérique écrit en 1557 par André Thevet, cosmographe de Henri II. [Critique publiée le 15/02/13] ![]() R A D E T E R M I N U S Nicolas Fargues - 2004 P.O.L - 326 pages 16/20 Les expatriés à Madagascar ![]() Le premier chapitre relate le parcours de Philippe, de l'ONG Ecoute et Partage, venu sur la Grande île apporter un soutien financier et humain aux plus démunis. Derrière la bonne cause se cachent un système financier opaque, des intérêts pas toujours louables et une désillusion profonde quant à l'efficacité réelle du travail des associations sur le terrain. Tout cela est renforcé par l'attitude détestable, et malgré tout comique, de son jeune associé Amaury. Ce dernier ne veut rien comprendre aux pays du sud et reste focalisé sur sa petite personne de matérialiste occidental. Sa première nuit en tant que « vazaha » est relatée dans un chapitre entier où sa peur des moustiques lui fait lâcher une bordée de jurons monumentale offrant au lecteur une tragédie désopilante. Un passage à lire absolument ! Il y a également le cas de Maurice, le retraité, qui tombe dans le piège classique d'un amour trop beau pour être vrai. Passionnément amoureux d'une malgache, Phidélyce, il décide de tout plaquer pour aller vivre auprès de sa belle malgré les avertissements clairvoyants de ses enfants, restés en France. Maurice va vite s'apercevoir, une fois là-bas, que Phidélyce aime surtout son nouveau confort financier. Enfin, un autre chapitre pourrait se lire de façon totalement indépendante tant il symbolise à lui tout seul le fort message de ce livre à mon sens. Il s'agit du parcours inverse de celui effectué par les autres protagonistes : Grégorien, futur étudiant à Toulon, quitte son île natale pour rejoindre la France, véritable promesse de bonheur, eldorado inaccessible pour la majorité des malgaches. L'auteur décrit essentiellement son arrivée à l'aéroport de Roissy et sa tentative de transfert vers celui d'Orly. Et ce qui nous paraît ordinaire et banal va s'avérer être un véritable exploit pour lui, engoncé dans la légendaire gentillesse malgache qui ne recevra qu'une froide indifférence en métropole. Dans la peau de ce jeune homme touchant, le lecteur découvre toute l'absurdité de notre monde dit civilisé qui demeure finalement une vraie jungle pour l'étranger. Et, comme le souligne si bien la quatrième de couverture, le bout du monde n'est-il pas autant ici que là-bas ? Nicolas Fargues a écrit une fiction plaisante et agréable à lire. Les différents acteurs de son histoire nous éclairent de façon pragmatique sur la vie des français à Madagascar. Le lieu de l'action est situé dans la baie de Diégo-Suarez où l'auteur a exercé un mandat de directeur de l'Alliance française entre 2002 et 2006 (sous la présidence de Marc Ravalomanana renversé depuis, lors du coup d'État de 2009). Fargues dénonce avec justesse cette attitude toujours actuelle qui fait croire à certains français expatriés ou simplement venus faire du tourisme que l'ancienne colonie leur est définitivement acquise, qu'ils peuvent y régner impunément en maîtres. Le rôle des ONG est également remis en cause à travers Philippe et sa vision de l'intérieur qui montre l'inadéquation parfois criante entre nécessités quotidiennes, freins administratifs et états d'âme des intervenants. Voilà un roman qui s'intéresse à Madagascar, terre francophone un peu trop souvent oubliée et qui pourtant renferme des trésors naturels et culturels incroyables. On n'y trouvera cependant ici aucune description digne d'une carte postale idyllique mais juste l'évocation du parcours chaotique d'une poignée d'individus en proie à de profondes remises en cause dans un pays où ils pensaient tout connaître. Voici pour conclure un petit extrait qui relate le drame vécu par Amaury suite à une piqûre de moustique. Attention, oreilles sensibles s'abstenir : « Il était 3h17 du matin et la chambre avait retrouvé son aspect initial. Il inspecta son mollet. Le petit impact rouge qu'il y distingua lui rappela confusément quelque chose : "Non... Ne me dis pas que c'est ça ! Non ! C'est pas ça ! C'est pas possible ! NON !! Putain de bordel de merde !! C'est pas un putain de bouton de moustique, ça ? Je me suis fait bouffer le mollet par une saloperie de moustique tropical pendant ma première nuit dans ce pays de merde ? J'y crois pas ! Je vais crever ! C'est sûr, là, j'ai le palu ! C'est fini ! Je vais crever comme un con ! Maman ! Pourquoi j'ai accepté cette mission de merde ? Je le savais ! De toute façon je m'en fous, avant que je crève ils vont payer, ces bâtards ! Ils vont me le payer, ces enculés d'Ecoute et Partage de mon cul ! Je vais leur en faire baver comme des porcs ! Oncle Jean, c'est TOI qui m'as envoyé là en plus ! Tu sais pas ce que tu as fait, tu te rends pas compte, Maman va te tuer ! Oh là là ! J'aimerais pas être à ta place ! C'est peut-être ta petite sur, mais elle va te casser ta face ! Ils se prennent pour qui, ces enculés, à jouer avec la vie des gens comme ça ? T'habites tranquille dans un pays civilisé, t'as des mecs qui se sont battus pour la médecine, t'as des savants qui se sont cassé le cul pour te faire vivre vieux, et t'as trois enfoirés de sa race qui te font prendre un avion pendant douze heures pour t'envoyer pourrir au Moyen Age ? Dans un pays de merde, de putes, de clodos, de ruines, de 4L et de palu ?" » [Critique publiée le 13/10/12] ![]() S O M M E I L D E S A N G Serge Brussolo - 1982 Omnibus - 139 pages 15/20 Escale dans un monde inimaginable ![]() Le roman nous emmène sur l'un de ces mondes partis à la dérive. Le sol y est constitué d'un désert acide parsemé de montagnes vivantes. Ces dernières sont en réalité des « animaux-montagnes » : de gigantesques êtres vivants sommeillant pendant des millénaires et offrant leur corps aux habitants fuyant l'acidité des sols. Les animaux-montagnes ne se déplacent uniquement que lorsqu'ils agonisent afin de rejoindre leur sépulture. Trois peuplades cohabitent dans ce monde inhospitalier : les carnivores, les autonomes et les végétariens. Les premiers vivent de la viande et ont développé une véritable dynastie de « princes-bouchers ». Leur nourriture et leurs habits en sont constitués. Ils sont puissants et attaquent les animaux-montagnes en fin de vie afin de les dépecer entièrement et récolter leur peau. Ils cohabitent et exploitent les seconds, les autonomes, qui se nourrissent exclusivement de leurs propres cheveux et autres pilosités... Encore une aberration renversante dans ce décor de folie. Quant aux végétariens, plus pacifiques, ils naviguent dans le désert à la recherche des montagnes pour s'y installer et y faire pousser leur nourriture lorsque des pillards ne les incommodent pas... Le récit fait découvrir au lecteur ce lieu étrange et baroque que seul Serge Brussolo est capable d'imaginer tant il est riche, complexe et original. Quelques personnages clés, dont l'autonome An, sont au cur de l'intrigue qui oscille entre univers abstrait et huis clos angoissant. Sommeil de sang nous fait ainsi parvenir quelques bribes d'un univers fantasmagorique oscillant entre Mad Max, le Moyen Âge et la science-fiction de Mbius. Le roman peut être lu sous un angle purement ludique mais aussi d'un point de vue ethnologique et social à travers les murs étranges des différentes castes qui vivent en symbiose ou dans une rivalité permanente. En 1982, la problématique d'une planète bis est déjà posée ici. Ce livre est donc toujours d'actualité et mérite d'être lu jusqu'au dernier chapitre qui révèle l'envers du décor. J'ai pu lire ou entendre à plusieurs reprises que Serge Brussolo écrivait des romans de gare. Au contraire ! Je vois ici une grande maîtrise de la langue française, une habileté syntaxique, une richesse du vocabulaire et une densité du propos. Il y a beaucoup de concepts à intégrer et la lecture requiert toute l'attention intellectuelle du lecteur ! [Critique publiée le 10/05/20] ![]() L A N U I T D U B O M B A R D I E R Serge Brussolo - 1989 Omnibus - 219 pages 16/20 Un récit totalement déjanté ![]() Pris en charge par sa grand-mère, il est rapidement envoyé en pension dans le collège de Triviana-sur-Mer dans les Landes. Cette ancienne station balnéaire à la mode au début du XXe siècle est devenue un lieu maudit depuis qu'un drame y est survenu quarante-deux années auparavant. En effet, à cette époque, un bombardier de la seconde guerre mondiale s'est écrasé sur le parc d'attractions causant de nombreux morts et blessés. Depuis, la ville abritant l'école n'est plus que l'ombre d'elle-même, remplie d'infirmes et de mutilés. Dès son arrivée, David se heurte à l'indifférence méprisante des autres pensionnaires de l'établissement. Seul Moochie Flanagan, un asthmatique rejeté par tous, lui adresse la parole. Il lui explique ainsi que tous les étudiants sont répartis dans des clubs. Mais entrer dans l'un de ceux-ci n'est pas une tâche facile. Les deux compères décident alors de fonder leur propre groupe, le Kit Scratch Club, consacré à la passion de Moochie : la construction de maquettes d'avions de la seconde guerre mondiale. Et l'histoire chaotique de Triviana-sur-Mer se prête particulièrement bien à ce thème... David et son copain vont se mettre en quête d'en savoir davantage sur l'identité de l'avion destructeur. Ils vont alors rencontrer des personnages hallucinants, tous liés à leur façon à la catastrophe. Il y a Barney Coom, par exemple, qui reconstitue avec minutie depuis des années un diorama de quinze mètres carrés reconstituant la scène tragique ; ou encore Maxwell Portridge qui assemble et recoud des cadavres d'animaux épars pour en faire d'improbables créatures ; puis le ferrailleur Jonas Stroke, assimilé à un illuminé au tempérament violent, qui cherche désespérément des débris du bombardier. Attention, car là, on atteint un sommet d'horreur baroque. Serge Brussolo entraîne le lecteur dans un récit complètement surréaliste. L'histoire, parfaitement rationnelle à son début, monte crescendo vers un développement déjanté où le tragique en arrive parfois à devenir comique. Bien sûr, on retrouve dans ce roman une référence autobiographique à l'auteur dont la mère a été réellement internée. D'ailleurs, l'homme est peu loquace sur son histoire personnelle et il y a fort à parier que ce grand écrivain populaire a vécu une jeunesse peu ordinaire. Car sinon, comment expliquer un tel délire dans chacune de ses productions ? Pour conclure, j'émets tout de même un petit reproche sur le manque d'unité de la trame globale du récit. Le lecteur se retrouve un peu noyé par la profusion d'événements qui s'emballe jusqu'au dénouement final. L'uvre a néanmoins le mérite de montrer tout le potentiel d'imagination que renferme un esprit comme celui de Serge Brussolo. Un potentiel hallucinant ! Voici un petit extrait d'une scène totalement hors norme qui se déroule dans un drugstore où David, le héros, est venu se restaurer : « La créature s'obstinait à manger ses frites avec le soin méticuleux d'un horloger réglant une montre. Pourquoi agissait-elle ainsi alors qu'elle n'avait nul besoin de cette nourriture ? Probablement parce que le corps qu'elle était en train de coloniser lui imposait encore sa loi, ses réflexes. David chercha un peu d'argent dans sa poche. Il devait décamper, Stroke avait raison, la maladie prenait de l'ampleur et il était déjà trop tard pour tenter quoi que ce soit. À cette seconde, l'homme au blouson jaune eut une contraction malhabile des mâchoires et se sectionna la langue ! David, horrifié, vit les dents d'acier se refermer sur l'appendice buccal rouge sombre... et le trancher sans aucun effort. Le tronçon de langue coupé net tomba dans l'assiette, au milieu des frites froides tandis que du sang poissait le menton de l'inconnu. L'adolescent étouffa un hoquet tandis que la créature continuait à manger, comme si rien ne s'était produit. Aucune nervosité n'altérait ses gestes, et il était visible qu'elle ne souffrait pas. Cette tranquillité hiératique était plus abominable encore que les manifestations de douleurs auxquelles on aurait été en droit de s'attendre. La fourchette poursuivait son va-et-vient mécanique. Elle finit même par piquer le morceau de langue sectionné et la ramena machinalement dans la bouche de l'homme aux yeux fixes. "IL LE mange, constata David au comble de l'anéantissement, il est en train de manger sa propre langue !" » [Critique publiée le 13/10/12] ![]() M A V I E C H E Z L E S M O R T S Serge Brussolo - 1996 Omnibus - 120 pages 17/20 Hymne à la tolérance ![]() Joyce et David décident de s'installer dans une réserve de morts où un poste d'intendante est vacant. En effet, un processus fantastique, mis au point quelques années auparavant, permet de réanimer les morts. Sur demande de la famille et en fonction de leur état, les revenants ont donc peu à peu investi les cités. Une commission est par ailleurs chargée de valider régulièrement leur apparence physique afin qu'elle reste agréable pour les vivants. Finalement, seul leur comportement permet de les identifier vraiment. Ainsi, le mort ressuscité ne ressent pas la douleur, la faim, la soif, le manque de sommeil, la jalousie, la méchanceté, ... Il a désormais l'éternité devant lui et erre souvent un peu naïvement dans les rues, sur les routes, en arborant un sourire continuel. De moins en moins acceptés par le commun des mortels, les revenants vont finir par subir des discriminations jusqu'à être parqués et isolés dans des prisons dorés. David, en proie à la solitude, va lier une certaine amitié avec ces personnages dénués de toute agressivité. Il découvrira leur mode de vie et leur offrira également quelques services. Mais le gouvernement a bel et bien décidé de poursuivre le programme visant à éradiquer en totalité cette étrange population. La référence aux grandes ségrégations de l'histoire est claire dans cette fable. En effet, comment ne pas penser à l'Apartheid ou à la Shoah lorsque les victimes sont poussées une à une dans des fosses ? Le revenant symbolise le persécuté. Totalement inoffensif, sa seule différence agace et dérange. Serge Brussolo est peut-être l'auteur contemporain français le plus imaginatif. Écrivain prolifique depuis plusieurs décennies, il maîtrise parfaitement l'art de la fiction et sait exploiter des idées totalement déjantées et folles. Boudé par certains critiques, éditeurs ou puristes, son nom figure rarement sur les listes des nominés aux prix littéraires. Il en a pourtant déjà eu (prix RTL-Lire en 1995, prix Paul Féval en 2004 décerné par la Société des Gens de Lettres) et tout un public loue son génie. Alors, Brussolo on le déteste ou on le vénère. Pour moi, c'est le deuxième verbe qui sied le mieux. Brussolo est un très grand auteur dont l'uvre se situe bien loin des récits plats et narcissiques qui encombrent les étals des libraires à chaque rentrée littéraire. Enfin, louons le professionnalisme des Editions Omnibus qui ont publié deux recueils consacrés à l'auteur. Cet éditeur propose de beaux objets agréablement manufacturés et fait depuis de nombreuses années un superbe travail d'anthologie littéraire. Merci à eux ! [Critique publiée le 12/02/12] ![]() L ' A D V E R S A I R E Emmanuel Carrère - 2000 Gallimard - 220 pages 16/20 Le terrible destin d'une famille ![]() Jean-Claude Romand a construit sa vie sur un mensonge qui l'a entraîné dans une spirale infernale. Ce mensonge est ce poste d'éminent chercheur à l'Organisation Mondiale de la Santé à Genève. Par pudeur et modestie, il parlait très peu de ses activités professionnelles, comportement qui ne faisait qu'accroître l'admiration que nourrissait son entourage à son égard. L'homme et sa famille étaient installés dans le pays de Gex, entre le Jura et le lac Léman. Dans ce lieu résidaient de hauts fonctionnaires possédant riches villas et voitures de luxe. Afin de sauver les apparences, le pseudo-chercheur empruntait de l'argent à ses proches en leur promettant des placements mirobolants. Cette source de revenus assurée, il errait du matin jusqu'au soir sur les aires d'autoroutes à lire des revues scientifiques ou arpentait les chemins boisés de sa région. Devant entretenir une maîtresse, les dépenses du faux docteur devinrent de plus en plus élevées jusqu'à le mettre dans une situation très embarrassante. Les proches commencèrent à poser des questions sur leurs placements auxquels ils ne semblaient plus avoir accès. Rattrapé par cet engrenage diabolique, l'homme a ainsi supprimé ceux qu'il aimait le plus au monde pour leur épargner la terrible désillusion de vingt années inventées... Comment ne pas être bouleversé, intrigué, interloqué par ce drame atroce et la solitude de l'individu face à son secret ? Emmanuel Carrère a hésité avant de se lancer dans ce récit et a commencé par entreprendre une correspondance avec Romand afin de lui proposer son projet d'écriture. Au final, le texte est fluide et équilibré entre l'art du roman et la minutie de l'enquête. L'auteur se veut le plus fidèle au déroulement des faits mais est également bien obligé d'extrapoler parfois en se mettant à la place du meurtrier. Dans nos sociétés libérales, nous jouons tous plus ou moins la grande comédie : nous devons paraître heureux, épanouis au travail, posséder des biens matériels qui assoient notre niveau social, exister devant les autres, ... Jean-Claude Romand a joué cette farce jusqu'à son paroxysme, jusqu'au point de non-retour. Il a été jugé et il est hors de question de remettre en cause sa peine ici. Mais force est de constater que la lecture du récit nous laisse un sentiment de pitié à l'égard de cet homme perdu face à ses démons. N'y a-t-il pas là aussi le signe d'une société complètement folle où l'individu n'existe plus qu'à travers ses performances financières, sa réussite sociale ? A titre d'exemple, le climat malsain visant à fustiger les chômeurs durant la campagne présidentielle de 2012 témoigne une fois de plus des limites humaines atteintes par le capitalisme triomphant. [Critique publiée le 12/02/12] ![]() L E M A Î T R E D E S I L L U S I O N S Donna Tartt - 1992 Plon - 706 pages 19/20 Le destin terrifiant d'un groupe d'étudiants ![]() Le narrateur, Richard, vingt-huit ans et originaire de Californie, nous raconte son arrivée dans la petite ville de Hampden en Nouvelle-Angleterre. Cette région du Vermont abrite une université fondée en 1895. C'est pour y suivre des études littéraires que le jeune homme décide de s'y inscrire ; et plus précisément de grec ancien. Curieusement, le professeur qui enseigne cette discipline, Julian Morrow, n'accepte qu'un nombre très limité d'étudiants. Ses méthodes sont d'ailleurs remises en cause par bon nombre de ses collègues de l'établissement. Richard persiste et devient le sixième élément de cette classe très spéciale. Le contenu des premiers cours le fascine : « C'était un causeur merveilleux, magique, et j'aimerais pouvoir mieux rendre compte de ce qu'il disait, mais un intellect médiocre est incapable de restituer le discours d'un intellect supérieur - surtout après tant d'années - sans l'appauvrir considérablement. La discussion ce jour là traita de la perte de soi, des quatre démences divines de Platon, des folies de toutes sortes ; il a commencé à parler de ce qu'il appelait le fardeau du soi, et avant tout de pourquoi les gens veulent d'abord échapper au soi. » Le narrateur rentre alors dans un club très fermé auprès de ses nouveaux amis : Francis, un homosexuel issu d'une très riche famille de Boston ; Henry, un génie linguistique plongé en permanence dans ses ouvrages de langues anciennes ; Charles et Camilla, des jumeaux aux murs amoureuses très complexes ; et enfin Bunny, un jeune homme excentrique et riche qui n'est en cours que pour faire de la figuration... Ce petit groupe d'étudiants vit replié sur lui-même et n'a quasiment aucun contact avec les autres élèves du campus. Richard se retrouve donc dans un nouvel univers, une nouvelle famille qu'il devra appréhender : « J'étais étonné de la facilité avec laquelle ils m'incorporaient à leur mode de vie cyclique, byzantin. Ils étaient tous tellement habitués l'un à l'autre que je crois qu'ils me trouvaient rafraîchissant, et ils étaient intrigués par mes habitudes les plus banales, comme d'employer des rasoirs jetables du supermarché et de me couper les cheveux moi-même au lieu d'aller chez le coiffeur ; même par le fait que je lisais les journaux et que je regardais les informations à la télévision de temps en temps (ce qui leur paraissait une scandaleuse excentricité, à mon seul usage ; aucun d'eux ne s'intéressait en rien à ce qui se passait dans le reste du monde, et leur ignorance des événements actuels et même de l'histoire récente était plutôt ahurissante. Une fois, à dîner, Henry a été surpris d'apprendre de moi que des hommes avaient marché sur la lune. » Cette caste d'étudiants prendra ses quartiers tous les week-ends dans la maison de famille de Francis. Située à une heure de route de l'université, la grande maison bourgeoise aux allures victoriennes deviendra leur repaire. Entre consommation excessive d'alcool, travaux littéraires et longues promenades bucoliques dans la campagne alentour, Richard et sa bande prendront ainsi du bon temps à l'abri de tout souci. Mais cela est sans compter la volonté de Henry de mettre en pratique les concepts étudiés dans les livres sur la « folie dionysiaque ». Voulant faire revivre les bacchanales, ces fêtes religieuses célébrées dans l'Antiquité en l'honneur de Dionysos, il va commettre l'irréparable en tuant par accident un fermier du coin. Dès lors, c'est la plongée dans un affreux cauchemar duquel personne ne ressortira indemne. L'essentiel du récit va ainsi concerner la gestion psychologique de cette irrémédiable erreur par les différents protagonistes. Les conséquences et dommages collatéraux seront tragiques et mèneront certains en enfer... Donna Tartt a mis huit ans à écrire ce premier roman qui a été traduit dans vingt-quatre langues. Le lecteur avide d'actions en trouvera peu. Ici, on est avant tout dans la transcription littéraire d'un climat psychologique. L'auteur explore les tréfonds de l'âme humaine et tente de décrypter le complexe cheminement de l'esprit lorsque celui-ci bascule du côté obscur. La tension est palpable jusqu'à la fin. L'écriture est très soignée et témoigne d'un travail méticuleux, de très haute facture. Le contexte universitaire dans lequel se situe l'action contribue fortement à cette qualité. Les langues anciennes, les références à Platon et les quelques digressions philosophiques rehaussent l'uvre. Une attention particulière est également apportée à la description de la nature du Vermont : le climat dur en hiver, l'isolement de la région, les montagnes et rivières qui offrent leur magnifique écrin au récit. Le seul bémol, à mes yeux, concerne le rôle trop effacé du professeur Morrow. Dès le début du récit, on imagine son influence très forte et bien que cela soit sans doute avéré, son personnage reste trop en retrait dans le déroulement des événements. Sa psychologie complexe avait tout à gagner à être davantage étoffée... Malgré cela, l'ensemble reste un très beau roman comme on n'en lit que trop peu. [Critique publiée le 26/10/11] ![]() L E N I D D U S E R P E N T Pedro Juan Gutiérrez - 2006 10/18 - 287 pages 16/20 On s'habitue à tout. Ou tu t'adaptes, ou tu crèves ![]() Sa jeunesse, racontée ici, se déroule dans le Cuba des années 60. Pedro galère dans les quartiers pauvres de Matanzas et rêve de trouver la clé qui le mènera à la richesse. En cette période, ainsi que le laisse transparaître le récit, Cuba est en pleine débandade économique et sociale. Fidel Castro a renversé le dictateur Manuel Urrutia en 1959 et pris le pouvoir. Son gouvernement socialiste est en désaccord avec l'impérialisme américain et c'est vers l'Union Soviétique qu'il se tourne. Les États-Unis recueillent les exilés cubains et certains compatriotes de l'auteur quittent ainsi leur pays d'origine. Pour beaucoup de cubains, la vie s'improvise au jour le jour. L'auteur, lui, se réfugie dans le sexe et la violence : « A ce stade, j'avais définitivement le vice dans la peau. J'étais un séducteur accompli et maladif. Je consacrais l'entièreté de mon temps et de mon énergie à séduire et à baiser. Tout ce qui bougeait. Depuis la charogne la plus pourrie jusqu'à la poulette la plus exquise. Je ne faisais pas de distinction. Toutes les femmes m'attiraient, laides et jolies, plates ou avec des seins énormes, fessues ou non, blanches et noires avec toute la gamme intermédiaire, grandes ou basses du cul, romantiques et caressantes ou vulgaires et toxiques. Epouses fidèles et nymphos dépravées. C'était une obsession incontrôlable, mais je crois que je n'étais pas le seul : à mon avis, c'était ça, le vrai sport national. » Il confie également son attrait pour la littérature et donne une vision intéressante du processus de création chez l'écrivain. Ce roman autobiographique est au final une succession d'aventures, souvent glauques et décadentes, où le sexe et la perversion donnent finalement son seul sens à cette vie qui paraît foutue d'avance. L'écriture de Pedro Juan Gutiérrez est incisive, provocatrice, efficace, moderne et parfois très crue. Il livre une tranche de vie qui vient nous percuter avec violence et étale sans tabou ses états d'âme tourmentés. Un dernier extrait qui témoigne de ce désir de s'instruire malgré une vision fataliste de la vie : « Parfois, j'enviais les autres, ceux qui ne lisaient pas. Ma vie devenait trop compliquée à force d'essayer de comprendre tous ces bouquins. Je nageais dans l'angoisse alors que les autres dérivaient tranquillement le long des jours. Moins on réfléchit, mieux on se porte. Sauf que chacun reçoit sa part de merde, de toute façon. Qu'on lise ou pas, qu'on pense ou non, qu'on soit un génie ou un analphabète. Ce qui te revient t'attend au tournant. » [Critique publiée le 26/10/11] ![]() T A B L E A U X N O I R S Alain Jaubert - 2011 Gallimard - 467 pages 19/20 Madeleines de Proust chez Alain Jaubert ![]() Depuis, chacune de ses créations est attendue avec gourmandise, ferveur et un peu de crainte aussi. En effet, cette perfection, cet équilibre, cette osmose atteints dans ce roman ayant pour cadre Valparaíso peuvent difficilement être à nouveau réalisables ! Cet écrivain n'a déjà plus rien à prouver quant à sa maîtrise de la narration, son savoir-faire pour emporter le lecteur à l'autre bout du monde et le faire s'évader dans un imaginaire digne de Melville. Mais le spécialiste de peinture classique a encore pléthore d'histoires à raconter, de souvenirs à évoquer (il possède plus de trois mille pages de carnets manuscrits qu'il a consciencieusement remplis depuis sa jeunesse). Et Tableaux noirs fait partie de ces très belles images qu'il a souhaité nous faire partager. Ici, pas de voyage à l'autre bout du monde, sauf si l'on considère Trégastel comme un lieu exotique, chose parfaitement acceptable tant la description du lieu où le narrateur est allé en vacances est féérique (et véridique aussi selon moi). En réalité, ce pavé nous fait essentiellement voyager dans le Paris des années 40 et 50, à travers les yeux d'un petit bonhomme. Antoine Chabert, au nom presque paronyme de celui de l'auteur, est né lui aussi en 1940. Dans Val Paradis, le lecteur suit d'ailleurs les péripéties d'un Antoine, sans doute le même des années plus tard... Tableaux noirs navigue entre autobiographie et fiction pour le plus grand plaisir du lecteur qui entre donc quelque peu dans l'intimité de l'auteur et se voit à nouveau confirmer la grande sensibilité dont ce dernier avait fait preuve dans son premier récit. J'avoue avoir eu quelques réticences en lisant les premiers chapitres qui exposent de manière disparate, mais néanmoins chronologique, les premiers épisodes de vie d'un nourrisson puis d'un enfant en bas-âge. Mais au bout d'un moment, la magie opère parfaitement : le lecteur s'attache au fil des pages à ce petit Antoine et grandit tout doucement avec lui. Je me suis même reconnu à plusieurs reprises dans le comportement et les attitudes de cet enfant ; cela explique peut-être en partie mon attachement à l'uvre de cet écrivain, à sa façon de voir, d'aborder et de sentir le monde... L'adulte Alain Jaubert n'est-il pas construit sur les bases de l'enfant qu'il a été ? L'auteur nous raconte ainsi ses premiers pas dans le quartier des Champs-Élysées où il a grandi, chose difficilement imaginable de nos jours tant le marché de l'immobilier a évolué - dans le mauvais sens - depuis soixante-dix ans ! Et à travers les yeux d'un enfant, le monde entier devient source d'émerveillement. Un événement anodin peut être empreint de poésie ou carrément vécu de manière totalement disproportionnée. Alain Jaubert réussit ce tour de force et nous fait vivre une succession d'épisodes joyeux, nostalgiques, émouvants, tristes, drôles ou dramatiques. Un passage qui m'a marqué se déroule lorsque Antoine entend la chute d'une bombe allemande de type V1 dans la campagne parisienne. Le pauvre découvrira peu après des dizaines de vaches mortes et un trou immense, symbole de la bêtise humaine. J'ai aussi tremblé devant le loup, cet animal emblématique des peurs enfantines. En vacances dans la Forêt-Noire chez son oncle militaire et parachutiste, le garçonnet est persuadé de voir des loups à la tombée de la nuit. Et en effet, l'oncle, malgré ses doutes quant à la présence de tels carnassiers, descendra avec son fusil pour réapparaître avec la dépouille d'un « énorme loup gris ». Un peu plus tard, ce même oncle essaie le revolver italien du père d'Antoine. Le croyant grippé ou déchargé, il vise l'enfant en rigolant dans l'appartement parisien mais le coup partira vraiment : « La balle passe en sifflant à ses oreilles. » Grosse frayeur ! J'ai frémi quand, à dix ans, avec des copains sur les plages du côté d'Ostende, il joue avec des explosifs après avoir découvert une caisse de grenades allemandes. Les canailles finiront par un grand feu d'artifice en les faisant toutes exploser ensemble ! Côté fraternel, j'ai particulièrement aimé les rapports entre Antoine et sa sur de deux ans sa cadette. Coïncidence ou pas, Alain Jaubert a passé des vacances sur la Côte de Granit Rose où je suis né et ai vécu de très nombreuses années. Les mots, les phrases décrivant ce coin de paradis ont donc particulièrement résonné en moi... Les quelques images, posées ci-après avec délicatesse, décrivent parfaitement l'ambiance de ce splendide lieu de la Bretagne costarmoricaine ; elles résonnent de la même façon que les notes de piano de Didier Squiban lorsqu'il évoque son pays : « Ils font le tour de la maison. De l'autre côté, pas de route, juste un étroit chemin et, au-delà du chemin, rien, le vide du ciel et des nuages, une immense baie, sables, vase, rochers lointains, des barques de pêche échouées penchées sur le côté, pas d'eau, c'est marée basse, seulement la gifle du vent qui apporte l'odeur de la mer. » Et bien sûr, je ne peux pas ne pas citer la description du Château de Costaérès : « Un chaos de rochers couverts d'algues vertes et brunes à perte de vue, quelques pêcheurs à pied dans les flaques, la côte de l'autre côté et, au milieu de la baie, à sec sur son île, un château de granite rouge lui aussi, un vrai castel de conte de fées avec ses tours élevées, ses toits d'ardoise, ses étroites fenêtres en ogive. Tout ça, c'est aussi beau que la baie de Rio, dit son père. Et avec ce château gothique en plus ! » Avec la référence à Rio, dont les guides touristiques devraient s'inspirer, la boucle est bouclée : l'exotisme est de chaque côté de l'Atlantique... Plus loin, le roman m'a particulièrement touché dans ce passage racontant la présence des « gueules cassées » dans le Paris d'après-guerre et ce jusqu'aux années 60. Ces héros qui ont survécu à la première guerre mondiale et qui sont peu à peu tombés dans l'indifférence générale apparaissent alors pour Antoine sous la forme de « monstres de légende », d'« écorchés de danse macabre », « d'affreuses momies de cinéma » qui « peuvent surgir à tout moment ». Ou encore, voici un exemple des questions presque métaphysiques que ces rescapés suscitaient chez le commun des mortels : « On essaie de deviner où est la frontière entre la vraie et la fausse chair, entre l'os et la dent, entre le poil et le moulage, entre l'il vivant et l'il de verre, on se demande comment ça s'ajuste, s'ils dorment avec, si ça fait mal, comment ils se voient dans leur miroir, comment leur famille s'y est habituée. » A ce sujet, Marc Dugain a d'ailleurs écrit un livre très émouvant intitulé La chambre des officiers. Enfin, comme il le prouvera plus tard dans ses écrits, l'homme de lettres est enfant déjà fasciné par la musicalité des mots. C'est le cas par exemple lorsqu'il entend sa mère et sa grand-mère évoquer ensemble leurs prochaines collections de mode à travers un champ lexical éloquent : « guipure », « satin », « jupon », « taffetas », « organdi », « fourreau », « liseré », « corolle », « tulle », « plastron », « paillettes », « cachemire », ... Et Jaubert de rajouter : « Tous ces mots sont comme des bijoux délicats, des joyaux de conte de fées, ils brillent devant ses yeux, trésors éblouissants, petits mystères égrenés au fil de phrases qui le bercent. » Tout cela va évidemment conduire, après l'apprentissage de la lecture, à la rencontre avec un objet qui bouleversera à tout jamais la vie d'Alain Jaubert : le livre. Pendant que les autres enfants collectionnent des billes, écussons, boîtes d'allumettes, capsules de bouteilles, petites voitures, timbres, cartes postales ou minéraux, Antoine se tourne vers celui qui deviendra vite le meilleur ami de son esprit : « En fait, après des années d'expérimentation au cours desquelles il a essayé quelques pistes et s'est lassé de tout, il s'aperçoit qu'il n'aime amasser qu'un seul objet. Un objet dont la collection est, elle aussi, infinie, au point que personne ne pourra jamais en venir à bout. Un objet qui ne se dévalue pas, dont on ne se fatigue jamais et qui vous surprend toujours. Le livre. Lire et accumuler les livres ? Oui, seuls amis dociles, fidèles, silencieux, toujours disponibles, merveilleux... » Rapidement, le garçon s'évade dans la littérature et avale tout ce qu'il peut : « Tout un monde magique s'ouvre. [...] Le début d'une folie qui durera toute sa vie. » Ses amis, durant de nombreuses années, s'appelleront Jules Verne (dans l'édition Hetzel !), Miguel de Cervantès, Carlo Collodi, Charles Dickens, Daniel Def, Alexandre Dumas, Victor Hugo, François Rabelais, Pierre de Ronsard ou Joachim du Bellay. « Les auteurs sont ses seuls amis » écrit le romancier en parlant du petit garçon qu'il fût jadis. Là encore, toutes ces réflexions sur la puissance de la littérature ont totalement résonné en moi. À nouveau, je ne peux que citer l'extrait suivant qui se passe de tout commentaire : « Il est acharné de lecture, curieux de tout. Chaque minute qu'il peut grappiller, il en profite. N'importe où, n'importe comment. Au lit, aux toilettes, en train, en métro, dans un grenier, sur l'herbe l'été, contre un tronc d'arbre, en marchant même, dans les chemins forestiers, dans la rue. Le mieux, c'est assis au fond d'un canapé au milieu des coussins, ou par terre, bien coincé entre deux meubles. Dans un lieu discret où personne ne viendra le déranger. Recroquevillé, les autres sens en veilleuse, les yeux seuls en action. Il s'enfonce dans la lecture, un paradis qu'on ne partage pas. Nonchalance, alternances d'éveil et de somnolence, temps sans limites. Cette vie-là est plus intense que la vraie vie... Et l'été, au bord de la mer, au fond d'une villa, bercé par le bruit lointain et hypnotique des vagues. Il lit toute la nuit, termine un livre, en commence un autre, même aux approches de l'aube, finit par s'endormir avec les premiers rayons du soleil. Quitter un livre pour un autre n'est pas une trahison, c'est une façon de prolonger, de renouveler l'excitation de sa pensée. » « On dit dévorer un livre. C'est lui qui vous dévore ! C'est comme si le livre le lisait lui, l'avalait, l'absorbait... » Et cet amour infini pour la littérature va très loin puisqu'il constitue sa bouée de sauvetage lorsque, préadolescent et renvoyé pour d'obscures raisons de son collège, il devient pensionnaire dans un redoutable établissement religieux où la discipline rigoureuse se décline en brimades quotidiennes. Alain Jaubert a certainement été vacciné contre l'abus de religion tant il a souffert sous le règne des prêtres professeurs qui prônaient pourtant l'amour du prochain... Le petit Antoine s'enferme ainsi dans son imaginaire qui est le seul endroit où s'exprime sans aucune limite la liberté : « La messe ou les autres manifestations religieuses, vêpres, actions de grâces, sont pour Antoine d'un ennui écrasant, il est devenu expert en hypocrisie, il fait tous les gestes nécessaires mais il se barricade en lui-même, il se récite du Ronsard ou du Baudelaire. » Ce pavé est rempli d'une multitude de détails, de pensées, de situations anodines ou d'événements majeurs dans la construction d'un jeune garçon. Il est impossible d'évoquer tous les sentiments que cela peut éveiller chez le lecteur ; d'autant que de nombreuses grilles de lecture sont possibles selon chacun : traité de psychologie de la petite enfance, plaidoyer pour la lecture, parcours bucolique de la France en pleine reconstruction, remontée du temps introspective dans les souvenirs d'un écrivain, ... Concluons sur ces mots qui en disent long et qui, à nouveau, se passent de commentaire : « La lecture, l'écriture, la littérature, c'est ça l'or, le trésor, tous les trésors du monde... » [Critique publiée le 11/06/14] ![]() V A L P A R A D I S Alain Jaubert - 2004 Gallimard - 436 pages 20/20 Lisez ce qui suit, oubliez tout le reste... Et embarquez ! Attention, chef-d'uvre ![]() Un chef-d'uvre absolu, un joyau, un roman qui peut se lire et se relire sans cesse tant il est évocateur de merveilles, tant il remplit avec perfection et simplicité son rôle premier de livre : faire rêver. Le pari est réussi. Complètement. Totalement. Après ma première lecture, je n'ai pu migrer vers d'autres nourritures : je m'y suis replongé de la première à la dernière page. Jamais auparavant je n'avais été aimanté à ce point par une uvre littéraire. Jamais je n'avais autant dégusté chaque chapitre, chaque page, chaque ligne et chaque mot. Par quoi sont justifiés tant de superlatifs, tant d'emphase me demanderez-vous... Tout simplement par le fait que Val Paradis est splendide dans le fond et dans la forme. Une dualité rare ; alors autant la signaler haut et fort. Antoine est un jeune pilotin (apprenti officier) de dix-huit ans. Neuf mois auparavant, il a embarqué à bord du LEOPARD, un navire de commerce basé à Marseille qui fait du tramping (navigation de port en port au gré du fret à transporter). Roger, son compagnon de chambre, vingt ans, va rapidement devenir son complice et ensemble ils vont se fixer le même objectif à chaque escale : « Tout parcourir. Tout voir. Tout dévorer. » Et en cette fin d'année 1958, leur bateau accoste le port mythique de Valparaíso pour une durée de vingt-quatre heures. Surnommé le « port du vent », le « port souvenir », « le port des brouillards », la « perle du Pacifique » ou encore le « port nostalgie » dans l'imagerie populaire, Valparaíso est incontestablement le personnage principal du roman tant la ville y est disséquée, analysée, décrite, visitée. Paradoxalement, cette impression de la parcourir entièrement en donne une image des plus mystérieuses. Valparaíso, la mythique, demeure-t-elle un rêve inaccessible...? « L'escale, aujourd'hui, Valparaíso ! Port de légende. La chasse à la baleine, les peaux de phoques, la course du thé, la route d'Australie, le chemin de Polynésie, la ruée vers l'or californien, les tremblements de terre, les mines de cuivre, le salpêtre, Robinson Crusoé. Et, 1500 milles plus au sud, les archipels, les glaciers, les canaux de Patagonie, le détroit de Magellan, le Horn, ses tempêtes furieuses. » Voilà comment Jaubert plante le décor. Un décor évocateur qui, en quelques lignes, nous fait déjà parcourir des milliers de kilomètres et miroiter des aventures fabuleuses. Des promesses qui seront justement tenues au cours des différents chapitres. Antoine, en ce début d'été austral, est impatient de poser le pied dans la ville qui, selon les légendes, comporte un seul quai et cent bordels. Car, comme on l'oublie peut-être : « Les terriens ont du mal à imaginer que l'essentiel de la navigation, c'est du sommeil. [...] On s'ennuie. On lit. On rêve. » Et la perspective de l'escale est l'occasion de « laisser surgir les gens et les événements au hasard, et, là aussi, aller jusqu'au bout de toutes les aventures même si elles sont vulgaires, même si elles sont dangereuses ». Jaubert parle de « L'art de l'escale », un processus méthodique pour parcourir la ville et ses différents lieux de perdition selon un cycle précis. Il ne faut surtout pas se perdre dès le début car les quelques heures à terre ne doivent pas être consommées dans le premier troquet crasseux. Les longues semaines en mer qui précèdent et succèdent à l'escale sont là pour rappeler au marin l'importance d'être alerte le jour J pour jouir pleinement de toutes ces formes, couleurs, odeurs et bruits qui l'assaillent soudain. Par ailleurs, dans notre monde de fous où la vitesse est toujours recherchée, la philosophie d'Antoine pour visiter un nouveau lieu est un rappel au bon sens. Seule la marche permet de « lire » une cité dans ses moindres détails. Et le narrateur de rappeler son objectif : « Se greffer la forme d'une ville dans la mémoire des jambes et des pieds » ; ou plus loin : « J'aime les villes, j'aime marcher dans les villes connues ou inconnues, sans savoir ce que je cherche, sans savoir où je vais, poussé par une sorte de désespoir heureux. » Une grande partie du roman relate ainsi la découverte de Valparaíso par Antoine, conseillé par son ami Roger qui y est déjà venu à deux reprises. C'est la cité des « cerros », ces quarante collines sur lesquelles est bâtie la ville. C'est le mouvement perpétuel des funiculaires. C'est les maisons multicolores « construites avec les restes d'anciens naufrages » (plus de trois cents dans la baie paraît-il). C'est des escaliers à n'en plus finir. C'est des milliers de chiens errants. C'est l'âne utilisé pour gravir les durs dénivelés. Et puis, Valpo, c'est une esplanade sur l'océan Pacifique : « Cinq mille kilomètres de vide en face de moi... » dixit le narrateur. « Et je regarde la belle et extravagante cité, courbe parfaite sur la mer bleue, le moutonnement de ses collines échevelées ceinturant la baie comme un écho, un reflet dans le miroir de la terre des lames du Pacifique les jours de tempête. Valparaíso, la "vallée du paradis". » Que rajouter à cette écriture, aussi somptueuse à chaque page ? Les deux compères recherchent l'immersion la plus totale et leur amour des sonorités étrangères est ici comblé par la visite d'un marché où les almejas, ostras, langostinos, calamares, trucha, salmón, corvina ou albacoras seront autant de nouveaux mots espagnols rapidement intégrés à leur vocabulaire. Mais comment résister à citer la description d'une dégustation d'oursin par l'auteur, tant celle-ci titille les papilles à la simple lecture : « Je prends un oursin, je plonge ma petite cuiller dans un corail exubérant. Je soulève, je détache la chose délicate. Ça sent l'iode et l'algue et l'eau de mer, comme les flaques à marée basse, et aussi la peau humaine et la sueur amoureuse et le gâteau fin. La cuillérée fond dans la bouche, c'est à la fois sucré et un peu salé, les petits grains s'écrasent sous les dents, sur la langue, se liquéfient en une molle et savoureuse pâtisserie, et on a aussitôt envie d'y revenir. On y revient. » L'aventure d'Antoine, c'est aussi le fantasme de Paola. Paola, cette jeune fille de rêve, « fine fleur de la grande bourgeoisie chilienne », cousine de son ami Roger et à l'initiative de délicieuses aventures lubriques avec celui-ci lors d'une précédente visite au pays. Paola sera un fil directeur durant cette trop courte escale, un rêve qui reviendra sans cesse à l'esprit d'Antoine. Son absence, sa suggestion à travers les descriptions osées de Roger ne feront qu'alimenter les espoirs les plus fous du jeune pilotin : « Paola m'intrigue. Paola m'attire. Paola m'appartient désormais autant qu'à lui. » Ce livre est une histoire de rencontres. Flâner au hasard des rues pittoresques de la cité chilienne et se laisser entraîner par les histoires des habitants. Un architecte, un étudiant, un ancien cap-hornier nourriront l'esprit curieux d'Antoine. Cet habile procédé littéraire permet ainsi à Jaubert de nous conter des histoires dans l'histoire, sorte de palimpseste propice à un foisonnement de situations tout aussi rocambolesques et épiques les unes que les autres. La dure navigation des bateaux à voile qui devaient impérativement franchir le cap Horn bien avant la construction du canal de Panamá, la riche description de la pointe de l'Amérique et sa géographie « la plus compliquée de toute la planète », les catastrophes naturelles qui ont façonné les collines de Valparaíso, la folie du périgourdin Antoine Tounens qui s'était autoproclamé Orélie-Antoine Ier, roi d'Araucanie, ou le parcours du français Emile Dubois, un meurtrier multirécidiviste devenu un saint à sa mort. Voilà des thèmes riches, passionnants et historiques, contés toujours avec maestria, qui nous font mieux entrevoir les essences mythiques du port chilien... L'aventure maritime passe aussi par les livres et leurs légendes distillées au cours des longues traversées où le marin se retrouve souvent seul et bien embarrassé devant tant de temps à tuer avant la prochaine escale. Alain Jaubert nourrit son texte de références : à travers Paola qui était passionnée par la poésie espagnole et clamait des vers de Jean de la Croix, Góngora ou Quevedo. Dans la bibliothèque du LEOPARD où les ouvrages relatant les découvertes de Colomb, Vasco de Gama, Cortès, Cook, Bougainville, La Pérouse ou Dumont d'Urville foisonnaient. Dans l'imagination d'Antoine où les écritures de Rimbaud et Baudelaire refont surface pour décrire la beauté d'une femme. Jules Verne, Daniel Def, Melville, Whitman ou Céline seront aussi cités. Jaubert ne cache d'ailleurs pas ses influences dans son travail d'écriture et cite volontiers Melville, Conrad comme des maîtres. Mais la nourriture de l'esprit doit trouver écho dans celle du corps. Et Antoine résume parfaitement cet antagonisme en se posant la question existentielle : « La bibliothèque ou le bordel ? » Le port des cents bordels regorge de lieux de débauche et les deux marins en visiteront plusieurs pour garder le meilleur pour la fin : le Kentucky. Antoine y rencontre Macha : « C'est comme si tout s'était illuminé d'un coup. » Après quelques pas de danse au son de Chet Baker, c'est la montée vers une « ivresse marine ». Mais chut, nous n'en dirons pas davantage... Et le délice continue encore pendant un long moment puisque la seconde moitié du livre reste à découvrir ! La nuit est intensément longue en cette avant-veille de Noël 1958. Comme précisé au tout début, n'oublions pas de louer la forme de ce roman. L'écriture est érudite, dense et pourtant si simple à lire. Les phrases sont joliment chaloupées, parfaitement équilibrées. De la plus courte qui mesure un seul mot à la plus longue qui s'étale sur plusieurs pages lors du délire d'Antoine, Val Paradis est un laboratoire littéraire où l'auteur casse les codes classiques pour aboutir à un style totalement libre, en harmonie avec les luxures ou les débauches de cette aventure. Là où de nombreux auteurs contemporains pêchent par la platitude et la médiocrité de leur artisanat, Alain Jaubert excelle dans son exercice tant chaque page fourmille de détails, de profondeur et de profusion des sens. Tel un orfèvre, il manipule la langue française avec autant de minutie et de dextérité qu'un horloger le ferait avec les rouages d'une antique montre gousset. La particularité de l'uvre réside également dans le découpage des chapitres. L'histoire principale, cette parenthèse de quelques heures au Chili, est entrecoupée de cinq aventures qui nous transportent vers d'autres contrées lointaines parcourues lors d'escales précédentes sur le trajet du LEOPARD. C'est l'occasion rêvée pour affronter les tempêtes de l'Atlantique ou revivre l'éruption meurtrière de la montagne Pelée en Martinique le 8 mai 1902. La découverte de la baie de New York et la participation impromptue à une virée en concert avec des musiciens de jazz, dont John Coltrane - excusez du peu - à bord d'une vieille Buick décapotable est un riche moment d'émotion. La palette d'Alain Jaubert pour décrire les notes de jazz est aussi riche que celle mise en exergue pour affoler notre sens gustatif lors de la mise en bouche d'un oursin... Et n'oublions pas enfin le mythe de Robinson revisité à travers cette histoire d'amour sur une île déserte du Brésil où les « plages de sable d'un blanc éclatant bordées par des eaux très bleues » ne laisseront aucun lecteur indifférent. Jaubert, véritable poète, y décrit la femme posée en ce lieu paradisiaque avec les termes : « Elle avait hérité de l'Europe des lèvres fines et un nez long et droit, de l'Afrique, les cheveux crépus, qu'elle portait longs et nattés, de l'Amérique les nuances cuivrées de sa peau noire. » Si après cette humble présentation vous n'êtes toujours pas tenté par une excursion dans la « vallée du paradis », lisez au moins le chapitre d'introduction qui, dès la première phrase, plante de façon extraordinaire l'atmosphère du voyage... Telle une ouverture d'opéra, le lecteur est happé, enchanté par les promesses que l'auteur lui susurre au creux de l'oreille : « une nuit de marins et de mirages, une nuit de filles, de came, d'aventures, d'escaliers, de saouleries à n'en plus finir. » Val Paradis a raté de justesse le Goncourt 2004, en arrivant second, mais a remporté tout de même les beaux prix suivants : Prix du Premier Roman du Touquet Paris Plage (2004) Goncourt du Premier Roman (2005) Prix Livre & Mer Henri-Queffélec (2005) Prix Maison des écrivains de Touraine « Esprit Grandgousier » (2005) Prix Gironde Nouvelles Ecritures (2005) Il est incontestable que si le prix Makibook existait, le Maki d'Or serait à rajouter au palmarès précédent. Mais le plus important ne réside certainement pas dans ces distinctions littéraires parfois trop teintées de snobisme intellectuel ; non, le fait majeur à mes yeux est d'avoir enfin, à ce jour, trouvé ma réponse à la sempiternelle question de Proust : « votre livre préféré ? » Qui est donc Alain Jaubert ? Né en 1940, l'homme a de multiples casquettes et une vie bien remplie. Son uvre la plus célèbre reste à ce jour une série de cinquante films sur l'art intitulée Palettes et réalisés entre 1989 et 2003. À travers ces émissions, le réalisateur a décrypté de nombreuses uvres picturales et vulgarisé ainsi l'accès à la peinture. Avant d'écrire Val Paradis, Alain Jaubert a été marin, journaliste scientifique à La Recherche, chroniqueur de musique classique à Libération ou encore enseignant à l'Ensad (Ecole Nationale Supérieure des Arts Décoratifs). Il a également réalisé de nombreuses autres émissions sur les thèmes de la peinture, de la littérature, de la philosophie et publié plusieurs essais et traductions. En 2004, avec Val Paradis, il écrit son premier roman. En réalité, ce travail d'écriture s'est étalé sur plusieurs décennies et certaines escales du LEOPARD avaient déjà été rédigées il y a de nombreuses années sans être publiées. Le roman est ainsi une forme d'aboutissement littéraire d'une vie intellectuellement riche et d'une sensibilité artistique exceptionnelle. [Critique publiée le 16/12/10] ![]() J O U R S D E T R E M B L E M E N T François Emmanuel - 2010 Seuil - 176 pages 15/20 Immersion en Afrique ![]() Le voyage au sein « d'un décor splendide de terre et d'eau » se situe dans un pays d'Afrique et a pour objectif de remonter un fleuve, jadis lieu mythique de la Route des Comptoirs. L'auteur a volontairement choisi de ne pas situer de façon explicite l'action et a donc créé de toute pièce les noms aux consonances africaines des ports jalonnant le trajet des bateaux de commerce. Le lecteur embarquera ainsi dans la baie de Mattopara pour joindre en ultime étape Sassié après avoir visité Batongo, Diaguilé et Oumsara. Seulement, dans cette ancienne colonie française, la situation politique est très instable après des élections douteuses et une corruption omniprésente chez les dirigeants. L'ambiance sur le Katarina est lourde et des signes semblent annoncer des changements importants. Une guérilla s'engage entre rebelles et armée gouvernementale. Elimane Ba, sorte de prophète illuminé, est le symbole de cette révolte qui gronde aux portes du fleuve. L'impact destructeur de la colonisation est bien sûr visé car comme le prêchent les paroles du prédicateur : « un jour l'homme blanc est arrivé sur un bateau à aube avec une main qui tient l'arme et une autre le cadeau, il a planté l'esprit blanc dans la pensée des hommes du fleuve, et quelque chose s'est mis à changer. » Le narrateur, François, venu filmer les berges riches en oiseaux migrateurs est le témoin privilégié du putsch. Son statut de journaliste lui offre la possibilité de s'approcher au plus près du chef rebelle local, près du barrage de Batongo. Enregistrer la bonne parole, faire de la propagande, sont en effet des armes efficaces dans un pays en proie à la désorganisation des moyens de communication la plus totale. François observe également les rapports humains à bord du bateau. Naginpaul, écrivain alcoolique, Marie et son vieillard aristocratique, Livia la troublante italienne ou Dasqueneuil le vacancier impatient et colérique vont devenir avec les autres passagers une monnaie d'échange pour négocier avec le parti au pouvoir. Jours de tremblement traite plusieurs problématiques. Le relatif anonymat géographique du lieu où navigue le Katarina permet de transposer facilement la situation politique de ce pays à de nombreuses contrées africaines. L'actualité le démontre chaque année avec des scénarios qui se ressemblent malheureusement très souvent. De Madagascar au Gabon en passant par la Côte d'Ivoire, les élections débouchent généralement sur des conflits d'intérêt autour du rôle de président détenu par des dictateurs de père en fils et soutenu financièrement par un système véreux, héritage de la Françafrique... Le peuple est la première victime de ces événements qui conduisent aux émeutes presque toujours. Le roman aborde également les rapports entre le touriste occidental et l'ancienne colonie. Le voyageur se positionne bien trop souvent comme un simple « consommateur » d'un exotisme acheté dans un catalogue de papier glacé. Fuyant l'immersion, il a peur d'être confronté à la dure réalité. L'instabilité politique en est une et la beauté des rivages d'un fleuve ne résume pas à elle seule l'essence d'un pays. L'auteur résume ainsi parfaitement cette idée : « lieu mythique de la destination du voyage du jour sept du programme, avec son Hostellerie maure, ses comptoirs restaurés, ses quatre minarets, son fort légendaire, son monument aux esclaves, Sassié qu'ils nommaient aussi ville blanche, dont les murs étaient régulièrement repeints par les services de la ville afin qu'elle fasse oublier l'Afrique et ressemble aux villages blancs des îles grecques ou des Alpujarras, comme les touristes du Nord les aiment, inoubliables et purs, avec leurs rues étroites chamarrées, leurs souks, leurs commerces, leur petit port pittoresque. » Enfin, j'ai noté la référence au thème de l'enfant soldat : « ces tirailleurs de quinze ans, sans-grades dépenaillés, épuisés par cinq jours sans sommeil, factionnaires hagards des forêts de Fasha Fasha. » Cette visite de l'Afrique dans un climat tendu est un joli clin d'il à l'uvre de William Conrad : Au cur des ténèbres. Elle résume avec précision la géopolitique complexe des terres africaines si riches et si fragiles. Seul bémol peut-être, un style littéraire un peu froid et distant avec le lecteur, accentué sans doute par l'érudition apparente de l'auteur... [Critique publiée le 16/12/10] ![]() J ' A U R A I S P R É F É R É V I V R E Thierry Cohen - 2007 France Loisirs - 238 pages 11/20 Un page turner qui s'achève de façon décevante ![]() Un an plus tard exactement, Jeremy reprend conscience dans les bras de Victoria. Ils s'aiment et sont heureux. Mais le soir de ce merveilleux jour, le jeune homme sombre dans un état léthargique et perd pied avec la réalité... Deux ans plus tard, c'est le même scénario : réveil dans une vie auprès de Victoria et d'un bébé avec à nouveau aucun souvenir des vingt-quatre mois écoulés. Et cela continue en 2010 et ainsi de suite. Une journée de conscience où Jeremy découvre le passé qu'il s'est construit suivie d'une chute dans le néant. Au fil du récit, le lecteur va peu à peu s'apercevoir avec Jeremy du malheur que celui-ci fait vivre à ses proches : une Victoria de plus en plus délaissée, des enfants indifférents et des parents définitivement oubliés. Comment expliquer ce comportement bipolaire où un mauvais Jeremy fait de l'ombre à l'homme initialement prévenant et fidèle à son entourage ? L'écriture est simple et parfaitement fluide. Le lecteur est dès la première page happé dans une spirale infernale aux côtés de Jeremy. Chaque chapitre correspond donc à un nouveau réveil le 8 mai d'une année aléatoire ; et le narrateur doit à chaque fois affronter une nouvelle situation, totalement inédite, tel le héros fictif de la série américaine Code Quantum. Ce roman est prometteur ; jusqu'à la dernière partie, qui passe à côté d'une fin totalement satisfaisante. Le dénouement sombre dans une explication mystique qui risque de déboussoler les plus cartésiens des lecteurs. Certes, Thierry Cohen a mis en place une intrigue alambiquée dès le départ. Et celle-ci offre un défi à relever parsemé de nombreux écueils pour parvenir à une conclusion réussie. Mais à mon sens, l'auteur livre un épilogue lourd, convenu et sans audace. Dans la veine de Guillaume Musso et Marc Levy - c'est la quatrième de couverture qui le précise -, il ne faut peut-être pas trop se torturer l'esprit et ne retenir que le bon potentiel de la principale partie du roman... Et pour ceux qui souhaitent une excellente référence sur un thème similaire, lisez Replay de Ken Grimwood. Là, le voyage en vaut vraiment la peine. [Critique publiée le 16/12/10] ![]() L E M O N D E T O U S D R O I T S R É S E R V É S Claude Ecken - 2005 Le Bélial' - 362 pages 9/20 Trop cérébral ![]() Les thèmes abordés et les questions soulevées sont très contemporains et reflètent finement des grands sujets d'éthique auxquels l'humanité est ou sera confrontée dans un futur proche. Le titre de l'ouvrage reprend celui du premier récit qui traite de l'impartialité de l'information dans un monde dominé par la course au sensationnel, la manipulation politique des médias et la cupidité des puissants. Membres à part entière, la seconde histoire, inverse la logique dans laquelle nous vivons : les handicapés physiques ne sont plus une minorité mais une écrasante majorité. Les individus sans aucune tare sont relégués au bas de l'échelle sociale. Un jeu de miroir qui, outre l'intrigue originale, met en lumière la difficulté de vivre dans la différence... L'unique brosse le portrait d'une société où le code génétique de l'homme est calibré et soigneusement sélectionné. Deux nouvelles utilisent par ailleurs la science de la physique quantique, thème vertigineux qui ouvre les portes d'univers parallèles et l'accès aux trous noirs. J'ai toujours eu quelques difficultés à lire des nouvelles. Ceci pour deux raisons qui sont liées entre elles. La première est que le format induit, par définition, un nombre de pages relativement réduit. Et, à mes yeux, lire c'est s'immerger dans un monde différent du sien pendant un long moment, c'est passer des heures et des heures à rêver ce monde, c'est en sortir en y laissant un marque-page et y replonger avec délectation dès que possible. Dans ma conception de la lecture en tant que plaisir, la notion de zapping n'existe pas : aborder une uvre écrite, c'est y consacrer du temps, c'est cultiver l'art de la lenteur, c'est attendre avec délice le moment où l'on va retrouver son compagnon de papier. Ainsi, dans cette perspective, je suis plus réceptif aux pavés de quelques centaines de pages. La seconde raison est que le format court nécessite généralement une entrée rapide en matière. Et dans le cadre des sujets complexes abordés par Claude Ecken, cet exercice est souvent difficile. Le lecteur est plongé rapidement dans un univers où ses nouveaux repères ne sont pas encore en place et où, pourtant, l'intrigue est amorcée. Dès lors, la lecture de certaines nouvelles présentées ici peut devenir fastidieuse et cérébrale. Sans doute que les amateurs de « hard-science » accrocheront davantage aux sauts quantiques récurrents qui animent certains personnages. Pour ma part, hormis deux ou trois textes, la lecture est restée un peu indigeste. Dommage ! [Critique publiée le 24/03/10] ![]() L A R O U T E Cormac McCarthy - 2006 Points - 252 pages 14/20 Pessimisme total ![]() Deux hommes, un père et son jeune fils, marchent sur une route qui descend vers le sud des États-Unis. Aucune indication sur la date à laquelle se déroule le récit ni de précision permettant de situer géographiquement les deux protagonistes. Seul compte cette route, lien ténu vers une latitude peut-être plus ensoleillée, ruban d'asphalte décharné en direction d'un hiver plus clément. Cette quête de la côte méridionale est l'unique objectif à court terme de l'homme et l'enfant. À long terme, il vaut mieux ne pas se poser de questions. Car plus rien se subsiste de l'ancien monde, celui que nous, lecteurs, connaissons actuellement. Le soleil ne perce guère plus à travers les poussières et les cendres en suspension permanente dans l'atmosphère. Météorite, catastrophe nucléaire, bouleversements climatiques intenses et soudains ? Aucune réponse ne vient éclaircir cet univers sombre et glauque. Le récit raconte ainsi le présent de ces deux individus qui ont renoué de force avec des besoins primaires : manger, se vêtir et s'abriter. Quelques lignes font néanmoins référence à un passé révolu et à la mère de l'enfant, celle-ci n'ayant sans doute pas survécu à la folie inhérente à ce monde sans espoir. Traversant villes, villages, plaines, forêts, vallées, ils devront vivre en permanence à l'affût du moindre signe humain, guettant à chaque instant une nouvelle menace qui pourrait précipiter leur mort. Dans ce monde de désolation, chacun aura décidé de mener sa propre stratégie. Pour certains, le suicide aura été la solution la plus sûre, d'autres au contraire veulent vivre et forment des hordes de sauvages pratiquant communément le cannibalisme. Enfin, il y a ceux qui sont seuls, survivant au jour le jour et vivant cachés comme des rats... Le père et le fils poussent un caddie contenant quelques denrées, principalement des boîtes de conserve glanées dans des demeures désertées, des couvertures pour affronter les nuits terriblement froides. L'homme ne continue cette lutte que pour son fils chez qui il entretient un optimisme quotidien. Le choyer, le protéger, le nourrir sont ses uniques préoccupations. Jusqu'au sud, jusqu'à la mer que le petit imagine bleue comme avant... McCarthy, monument de la littérature américaine, livre là un roman d'une noirceur absolue. Aucune lueur d'espoir ne vient transpercer cette épopée macabre. D'ailleurs, que pourrait-il advenir de positif dans un monde où plus rien n'existe à part des ruines et quelques humains qui disparaissent les uns après les autres ? Ainsi, ceux qui s'évertuent à vivre justifient leur acte par le luxe de pouvoir choisir la mort quand ils le souhaiteront. Le rapport à la mort est totalement différent de celui de l'ancien monde et celle-ci est en partie vue comme une bouée de sauvetage, une délivrance potentielle à saisir à tout moment. Conserver ce « jeton » vers l'au-delà, décider du moment de sa propre fin est le dernier bien auquel ces rescapés peuvent encore prétendre. La relation entre l'homme et son fils est finalement le seul rayon de soleil de ce récit. Un lien fort, absolu, infiniment rempli d'amour, qui est leur seule raison d'être. Mais l'auteur ne tombe pas dans l'émotion facile que pourrait susciter une situation aussi tragique. Pas de larmoiements pour ce couple qui avance l'un pour l'autre. McCarthy adapte son écriture dépouillée aux paysages traversés. Pas de ponctuation dans les dialogues, la conjonction « et » omniprésente, pas de chapitrage ni de sous-titre mais de courts paragraphes qui se succèdent inlassablement au fil des kilomètres. Cette économie dans la forme littéraire contribue ainsi à renforcer cette sensation de vide instillée par ce fond lancinant. En 2008, le réalisateur australien John Hillcoat a adapté l'uvre au cinéma avec dans le rôle principal l'acteur Viggo Mortensen. Rarement une transposition à l'écran aura été aussi fidèle et réussie. Un film à voir absolument en complément de la lecture de La route. Extrait : « L'air granuleux. Ce goût qu'il avait ne vous sortait jamais de la bouche. Ils restaient debout sans bouger sous la pluie comme des animaux de ferme. Puis ils repartaient, tenant la bâche au-dessus de leurs têtes dans le morne crachin. Ils avaient les pieds mouillés et transis et leurs chaussures partaient en morceaux. À flanc de collines d'anciennes cultures couchées et mortes. Sur les lignes de crête les arbres dépouillés noirs et austères sous la pluie. » [Critique publiée le 24/03/10] ![]() B L E U D E C H A U F F E Nan Aurousseau - 2005 France Loisirs - 152 pages 12/20 Les dessous du monde ouvrier ![]() Le cadre peut paraître aride et rebutant au premier abord mais il devient le parfait écrin d'un polar social non dénué d'humour noir. Dan (pour Daniel) travaille chez CCRAMPS (Chauffage Couverture Rénovation Anciennement Maurice Paquez Sanitaire) et nous raconte son parcours depuis le premier jour au cours duquel il s'est fait agressé et volé son portable jusqu'à aujourd'hui. L'auteur nous fait alors découvrir le monde ouvrier avec ses magouilles quotidiennes : vol de matériel sur les chantiers, corruption, cohabitation entre travailleurs de différentes nationalités, pression des chefs, libéralisme à outrance, etc. Dan, devenu honnête et sérieux après avoir purgé une petite peine en prison, doit faire face à un chef qu'il décrit comme « une sale ordure pourrie à l'intérieur mais nickel à l'extérieur ». Dolto, c'est son nom, est le commercial classique qui embobine ses clients comme ses employés et qui n'a aucune mauvaise conscience à commettre des actes crapuleux. Dujardin, le directeur technique de l'entreprise, est la première victime du tyran qui lui a extorqué cent vingt patates. Désormais, il n'a qu'une idée en tête : se venger. Pour cela, il passe son temps à chercher Dolto au volant de sa voiture dans le coffre de laquelle il a planqué une Winchester. Dan, également au bord de la dépression et de la folie, poursuivra les deux compères jusqu'en Normandie. Si vous voulez tout savoir des cintreuses à galets et des clefs à cliquet, procurez-vous ce roman pimenté qui décrit sur un ton acerbe et dans un style nerveux les conditions de travail d'un plombier en région parisienne. Cependant, ce récit qui possède un bon rythme général laisse une pointe de déception dans les dix dernières pages. Le dénouement est amené très rapidement et manque de détails. Ainsi, que vient faire la mère de Dolto dans ce règlement de compte ? Que devient Dan à la dernière page ? De gros points d'interrogation qui sont durs à avaler pour le lecteur attendant une fin claire et lisible, à l'image du reste du texte. De nombreuses anecdotes en grande partie autobiographiques qui dénoncent le rythme haletant du travail ouvrier mais qui se terminent en queue de poisson au grand dam du lecteur... [Critique publiée le 04/11/09] ![]() L E S D E U X V I S A G E S D E J A N V I E R Patricia Highsmith - 1964 Le Livre de Poche - 314 pages 13/20 Un rythme inégal ![]() Citoyen américain et se cachant sous plusieurs identités, Chester a rejoint l'Europe afin de s'éloigner pendant un petit moment de l'Amérique où il craint la justice. Son activité professionnelle est en effet crapuleuse : elle consiste à promettre à de futures victimes des profits juteux lors de placements boursiers sur des sites d'extraction de minerai inexistants. Repéré par un agent grec dans son hôtel, le bandit perd ses moyens et commet l'irréparable en le tuant involontairement. Surgi à ce moment précis Rydal Keener, un autre américain de passage en Grèce, qui aide Chester à cacher le corps de l'agent de police. Les deux hommes deviennent alors liés par les circonstances de ce meurtre. Cette relation est d'autant plus complexe que Rydal tombe amoureux de Colette. Une liaison triangulaire naît ainsi : Rydal, maître du jeu, s'amuse avec la femme de Chester ; ce dernier, coupable de meurtre, peut difficilement protester sous peine d'être dénoncé... La nervosité de l'escroc va être poussée jusqu'à son paroxysme et conduira à une nouvelle catastrophe au cur même du Palais de Cnossos en Crète. Patricia Highsmith nous conte ici une course-poursuite entre deux américains dans les fabuleux décors de la Grèce ancienne. Ce jeu du chat et de la souris nous présente des personnages principaux appartenant à la classe aisée et possédant cette grâce surannée typique des acteurs hitchcockiens. Cependant, l'histoire comporte quelques passages un peu longuets et manque de rythme dans la deuxième partie. L'unité du récit reste donc au-dessous de celle présente dans d'autres uvres de l'écrivain telles que les Ripley par exemple. [Critique publiée le 04/11/09] ![]() L ' A M A N T Marguerite Duras - 1984 Les Editions de Minuit - 142 pages 9/20 Snobisme littéraire ? ![]() L'adolescente, scolarisée au pensionnat de Saigon, noue une relation tumultueuse avec un riche chinois bien plus âgé qu'elle. Cette passion dévorante se vivra en cachette pour les amants, à l'ombre des persiennes d'une garçonnière. Dans la chaleur moite de la colonie française, pendant les années 20, la narratrice traverse ainsi la difficile période de l'adolescence entre la découverte de l'amour et la lutte au sein du clan familial contre son frère, véritable tyran envers ses proches. Ce livre autobiographique de Marguerite Duras a obtenu le prix Goncourt et est devenu un succès mondial. Jean-Jacques Annaud en a d'ailleurs réalisé une magnifique adaptation cinématographique en 1992 avec Jane March dans le rôle principal. Cependant, le livre m'a déçu. J'ai été totalement dérouté par le style littéraire de Marguerite Duras. Je n'ai trouvé aucune unité de temps dans des paragraphes oscillant entre les quinze ans et les dix-huit ans de l'héroïne. Cela donne l'impression d'un mélange, d'un brouillon de roman. Quelques phrases sont certes belles mais le thème de l'amour fou dans cet univers tropical pourrait être traité avec davantage d'audace et de concision. Les dialogues sont inexistants et sont uniquement descriptifs, occasionnant de nombreuses répétitions du genre « il dit » ou « elle dit ». Tout cela mène à un alourdissement des tournures. Duras, c'est sans doute comme Proust : on adore ou alors on s'ennuie. Pour ma part, c'est plutôt l'ennui qui a dominé au cours de la lecture. La prochaine fois, je me contenterai de revoir le film... [Critique publiée le 07/07/09] ![]() L E M O N D E E N F I N Jean-Pierre Andrevon - 2006 Fleuve Noir - 483 pages 17/20 La disparition de l'homme... ![]() Le terme le plus emblématique est ici « enfin ». Il sous-entend le soulagement, c'est-à-dire un mieux-être qui apparaît. Finalement, ce titre renvoie à première vue une image plutôt positive du monde. Si ce n'est qu'il est également accompagné de la mention Récits d'une fin de monde annoncée. Et là, le ton change ; en tout cas pour nous, êtres humains. Car il s'agit bien ici d'une fin du monde vue par l'homme, ce mammifère qui peuple la Terre depuis environ quatre millions d'années. Et le titre cynique choisi en dit long sur l'état d'esprit de Jean-Pierre Andrevon. Car finalement, cet homme qui s'est depuis longtemps approprié la planète ne constituerait pas une immense perte s'il parvenait à disparaître. La Terre continuerait de tourner, la vie animale, végétale et minérale foisonnerait à travers des cycles plus réguliers. ENFIN, le parasite suprême, le bourreau d'innombrables espèces disparues, serait éliminé et la nature reprendrait ses droits. La préface confirme cette utopie présentée comme « vieux fantasme » par l'auteur en dédiant l'ouvrage à des figures dont on connaît le fort engagement écologique. Sont ainsi cités René Dumont, Théodore Monod, Albert Jacquart, le WWF et la ligue ROC entre autres. Bien sûr, cette position peut paraître extrémiste aux yeux de certains et on peut vite faire le rapprochement avec un courant intégriste de l'écologie qui prône volontiers une solution radicale pour l'avenir de l'espèce humaine. Mais Jean-Pierre Andrevon part d'une hypothèse qui le dédouane de toute agressivité directe envers l'homme (il croit même en lui, la fin le prouvera). Là où Robert Merle rejetait la faute sur les activités humaines et une guerre nucléaire fatale (lire Malevil), l'écrivain grenoblois base son synopsis sur un ennemi invisible : un virus. Une entité microscopique difficilement contrôlable par l'homme et qui va provoquer un fléau pourtant bien réel : la quasi-extinction de celui-ci. L'auteur se place ainsi en observateur et décrit ce qu'il voit alors... L'histoire commence par le réveil de Paul Sorvino, un militaire américain qui a été sélectionné pour se faire enterrer dans un bunker appelé « unité autonome de survie prolongée » avec vingt-trois autres compagnons. Ces constructions, au nombre de cinquante sur le territoire américain, avaient été prévues en cas de conflit nucléaire avec les russes. Face à l'apparition d'un nouveau virus, nommé PISCRA, le programme de survie est activé et Sorvino est mis en sommeil profond en vue d'un réveil ultérieur. Techniquement, le roman est découpé en différents « livres » qui présentent les péripéties de personnes qui n'ont à priori aucun rapport, mais dont les destins vont se trouver liés. Chaque histoire permet de progresser dans la chronologie de la catastrophe, depuis l'apparition de la pandémie jusqu'à l'incroyable défi qui reposera sur les épaules d'une poignée de survivants. Parallèlement à cela, un fil conducteur transverse nous contera, à travers de courts chapitres en aparté, l'errance d'un cavalier survivant en route pour le sud de la France. Parmi tous ces destins, il y a celui de Laurence, une petite fille qui perd ses parents, victimes du virus fatal et qui a sans doute développé un processus immunologique. Elle rencontrera Sébastien Ledreu, paléontologue du CNRS, qui deviendra une sorte de grand frère avant qu'ils ne se perdent mystérieusement de vue au cur de l'Afrique. Sébastien qui, plus tard, deviendra le dernier homme dans Paris et montera son cheval pour ce fameux sud tant espéré. Son quotidien ne sera plus alors qu'une succession de villes rattrapées par une nature exubérante où animaux exotiques ont élu domicile en toute liberté. Dans ce décor paradisiaque restera encore longtemps gravée la trace de l'homme : constructions urbaines immuables, squelettes figés dans des positions témoignant de l'effet fulgurant du PISCRA, nourritures non périssables en quantité importante, réseaux de routes sillonnant le territoire tels de longues saignées de bitumes, ... La question de la survie de l'espèce humaine titillera les rescapés. Ainsi sera le but ultime d'Anne, une femme d'âge déjà mûr, qui n'aura de cesse de chercher un homme dans les villes désertes afin d'assurer sa descendance. Du côté d'Aix-en-Provence, devenu une copie d'Angkor, elle rencontrera furtivement Pierre. Plus tard, enfermée dans un centre commercial Leclerc, véritable trésor en termes de denrées et lieu sûr, elle mettra au monde sa « petite princesse ». Et là, Andrevon nous contera la vie étrange d'un enfant né après l'apparition du virus mortel. L'un des chapitres, le plus long d'ailleurs, est particulièrement captivant. Il nous raconte le destin extraordinaire d'une équipe d'astronautes à bord de la sonde spatiale ALPHA2 à destination d'un autre système solaire au moment de la catastrophe. Endormis en vue de leur long voyage, le pilote Isaac Sisséko et ses compagnons vont se réveiller et se rendre compte qu'ils n'ont pas encore quitté la proximité immédiate de la Terre. Hagards mais déterminés, ils décideront de rejoindre leur planète d'origine. Installés dans un duplex à Montmartre, ils exploreront Paris, véritable nid de rats, à la recherche d'une explication sur cette disparition soudaine de leurs concitoyens. Combien de survivants existent encore sur notre bonne vieille planète ? Un sur mille, un sur deux mille ? Que deviendra cette petite fille née après l'extinction ? Les astronautes réussiront-ils à s'adapter à ce nouvel environnement devenu hostile pour l'homme ? Le seuil de reproduction humaine sera-t-il atteint ? Comment réagira Paul Sorvino en sortant de son bunker de survie ? Autant de questions qui seront soulevées et dont les réponses apparaîtront en filigrane vers la fin du roman. Jean-Pierre Andrevon dresse là un scénario catastrophe, certes, mais bien plausible. Régulièrement, de nouvelles menaces épidémiques reviennent au-devant de la scène et - coïncidence de mauvais goût ? - celle de la grippe A H1N1 est apparue lorsque je terminai Le monde enfin. La première vague est partie du Mexique et aussitôt un plan d'envergure internationale pour la protection des voyageurs a été mis en place par l'OMS. Au 20 mai 2009, plus de dix mille personnes ont été contaminées dont quatre-vingt qui sont décédées dans une quarantaine de pays au total. Personne n'est épargné et des mesures sanitaires drastiques pourraient devenir inévitables si une seconde vague de contamination, plus agressive, prenait racine. L'un des gros points d'interrogation dans l'évolution d'une pandémie est la faculté du virus à muter. Dans le cas de la grippe A H1N1, une recombinaison du matériel génétique avec celui de la grippe aviaire (virus H5N1) constituerait le scénario catastrophe que redoutent beaucoup. La grippe espagnole qui a tué entre vingt et cinquante millions de personnes en 1918, la grippe aviaire ou le Sras plus récemment témoignent de l'existence d'une menace qui pèse en permanence au-dessus de nos têtes, une sorte d'épée de Damoclès qui nourrit les peurs collectives de la même sorte que les risques d'explosion nucléaire... Au final, un bon roman fleuve qui a l'allure d'un pavé par son épaisseur et la densité de ses pages. Et puis, bien sûr, il y a le plaisir de lire de la science-fiction française avec une intrigue qui se déroule majoritairement à Paris et en province. On s'est tellement habitué aux auteurs américains ou anglais dans ce domaine littéraire que les noms propres en français ont presque du mal à être crédibles dans nos têtes, le comble ! Andrevon est considéré comme le fils spirituel de René Barjavel, monument de la science-fiction en Europe ; et en effet, la référence à « l'arche » pour décrire cet abri anti-atomique où sont mis en sommeil une poignée d'êtres humains est à mes yeux un clin d'il à l'auteur du titre Une rose au paradis. Cependant, on ne retrouve pas ici cette même écriture pleine de poésie qui fait que chaque texte de Barjavel est un véritable trésor au niveau de la forme. La fin du livre est peut-être un peu précipitée et l'on aimerait en savoir davantage sur cette lueur bleue. L'homme n'est-il qu'un minuscule rouage dans une gigantesque machinerie cosmique ? Question métaphysique qui restera toujours sans réponse... Toujours est-il que la fiction déroulée ici démontre avec force la fragilité de notre espèce. Et pour extrait, cette célèbre citation écrite au XIXe siècle par les Amérindiens et reprise dans le livre : « Comment l'esprit de la terre pourrait-il aimer l'homme blanc ? Partout où il la touche, il laisse une plaie... » [Critique publiée le 18/06/09] ![]() P L A T E F O R M E Michel Houellebecq - 2001 Flammarion - 370 pages 15/20 Luxure et dérive des religions ![]() La première partie du livre nous décrit tout ce petit microcosme et son comportement en immersion dans un pays lointain. Michel partage ainsi les charmes de l'Asie avec douze personnes dont Lionel, un étudiant, Josette et René, un couple de retraités ou encore Robert, un beauf d'une cinquantaine d'années. Des affinités se créent rapidement et comme dans tout groupe, des sous-groupes apparaissent. Michel, pour sa part, n'a aucun état d'âme à profiter des mains expertes des masseuses thaïes dans les salons de body massage. Et c'est notamment sur ce sujet que certaines dissensions naissent entre les touristes français. Durant le séjour, une jeune femme de vingt-huit ans se lie d'amitié avec le narrateur. Originaire de la campagne guingampaise, Valérie est elle aussi à la recherche d'une identité affective et c'est tout naturellement le jour du retour que les deux nouveaux amants vont échanger leurs coordonnées. Le deuxième chapitre présente Michel tel un homme transformé par cette rencontre, cette « deuxième chance » dans une vie déjà bien entamée comme il le qualifiera lui-même. Avec Valérie, c'est l'union parfaite. Celle-ci occupe par ailleurs un poste de haute responsabilité dans le domaine du tourisme et se voit confier avec son chef la reprise de la chaîne Eldorador (une dizaine d'hôtels-clubs) devenue filiale du groupe mondial Aurore. Étude de marché, analyse sociologique des comportements en vacances, recherche de partenaires commerciaux, choix d'un slogan pertinent vont devenir les enjeux professionnels dans la vie commune du couple installé à Paris. Pour Michel, mis à contribution indirectement, l'occidental veut jouir des plaisirs sexuels lorsqu'il voyage dans les pays pauvres. Selon lui, il y a la demande et l'offre qui va avec, l'avenir du groupe d'hôtels est donc tout trouvé. Mais ces succès sentimentaux et professionnels vont brutalement prendre du plomb dans l'aile en l'espace de quelques lignes ; quelques secondes pour que tout bascule du très mauvais côté. À l'intensité du sexe va répondre celle de la mort. Houellebecq est un écrivain controversé et ce roman a d'ailleurs fait naître une polémique concernant ses propos sur l'Islam et sur le tourisme sexuel qui est ici l'axe principal du récit. Il traîne ainsi une image d'artiste névrosé pour certains. Le lire est le seul moyen de se faire sa propre opinion et ma démarche m'a permis de découvrir une histoire bien écrite et très instructive. Malgré une seconde partie un petit peu disproportionnée par rapport aux deux autres au niveau de la longueur, le lecteur acquiert des connaissances sur l'anthropologie du touriste occidental. Ici, la vie de Michel n'est qu'un prétexte pour dénoncer et déplorer notre société ultra-libérale qui, malgré les richesses matérielles qu'elle fournit, ne fabrique que des individus dénués de l'essentiel, des êtres lobotomisés par la course à la consommation qui ont oublié la réelle signification du mot « bonheur ». L'auteur de La possibilité d'une île dresse un portrait des pays riches qui est loin d'être flatteur tant les besoins en futilités y sont immenses. Michel, par son ennui et sa vie pathétique en début de roman, symbolise tout l'échec d'un monde dit civilisé. La religion et le terrorisme qui en découle dans les cas les plus extrêmes sont aussi abordés et donnent une dimension dramatique et percutante à la trame du roman. Sur le plan littéraire, le style est fluide et le rythme prenant. Quelques rappels historiques sur la Birmanie ou Cuba viennent émailler les propos sociologiques ou économiques sur l'histoire du tourisme européen. Les scènes érotiques sont évidemment très présentes à travers les relations charnelles entre Michel et Valérie ainsi que d'autres partenaires libertins occasionnels. On aime ou on n'aime pas, mais Houellebecq ne laisse pas indifférent et cela est déjà un succès. Attention tout de même, ce livre n'est pas gai et risque de vous plomber le moral après sa lecture... Extrait : « Moi-même, j'étais absolument incompétent dans le domaine de la production industrielle. J'étais parfaitement adapté à l'âge de l'information, c'est-à-dire à rien. Valérie et Jean-Yves, comme moi, ne savaient utiliser que de l'information et des capitaux. [...] Mais aucun de nous trois, ni aucune personne que je connaisse, n'aurait été capable, en cas par exemple de blocus par une puissance étrangère, d'assurer un redémarrage de la production industrielle. Nous n'avions aucune notion sur la fonderie des métaux, l'usinage des pièces, le thermoformage des matières plastiques. Sans même parler d'objets plus récents, comme les fibres optiques ou les microprocesseurs. Nous vivions dans un monde composé d'objets dont la fabrication, les conditions de possibilité, le mode d'être nous étaient absolument étrangers. Je jetai un regard autour de moi, affolé par cette prise de conscience : il y avait là une serviette, des lunettes de soleil, de la crème solaire, un livre de poche de Milan Kundera. » [Critique publiée le 18/06/09] ![]() L E S I N D E S N O I R E S Jules Verne - 1877 Le Livre de Poche - 236 pages 17/20 Péripéties souterraines ![]() Dans une vieille houillère désaffectée vit une famille dont le père Simon, ancien contremaître, reste viscéralement attaché au passé et à l'époque glorieuse de l'extraction du précieux charbon. Après une découverte étonnante, il invite son ancien directeur à venir sur place par une lettre qui laisse planer le mystère. Ainsi, l'ingénieur James Starr décide aussitôt de rendre visite aux vieilles mines d'Aberfoyle où réside Simon. Cependant, une autre lettre, anonyme cette fois-ci, arrive aussitôt pour lui indiquer qu'il est finalement inutile de se déplacer. Starr rejoint donc la fosse Dochart, plus intrigué que jamais. Après une exploration commune, les deux hommes vont découvrir de nouvelles réserves gigantesques de houille et un monde souterrain inconnu jusque-là. Malheureusement, d'étranges phénomènes se produisent et nos héros se retrouvent bloqués dans une impasse souterraine, sans lumière. Une âme charitable, sortie semble-t-il du néant, leur portera secours. Mais que cache donc cette ancienne mine ? L'écrivain nantais livre ici une uvre lorgnant du côté du fantastique. À la rationalité de l'ingénieur s'oppose la crédulité d'une population ouvrière qui voit dans les manifestations de la nature écossaise les signes des elfes, esprits et autres fantômes de châteaux hantés. Cette dualité peut se lire également à travers l'opposition entre les lieux d'habitat que sont Coal-City, sous la terre, et Stirling à la surface. Sous le sol, la vie devient plus mystique et les événements qui surviennent dans ce roman ne feront qu'alimenter cette impression. Des personnages à la psychologie tourmentée feront leur apparition au cours de l'histoire et une romance verra même le jour... Jules Verne réinvestit un lieu qu'il avait déjà longuement décrit dans son Voyage au centre de la Terre en 1864. Ici, cependant, des familles entières ne jurent que par les lumières artificielles et les roches désertiques dénuées de végétation qui forment le décor de Coal-City. Ces miniers sont restés profondément attachés à leurs conditions de vie qui aujourd'hui nous paraissent pourtant difficilement supportables. Il y a certainement un peu de naïveté dans les caractères bien tranchés décrits par Verne et aussi par cette mise en scène très théâtralisée digne d'une pièce de Shakespeare ; on pensera notamment aux apparitions de Silfax. Mais l'agilité avec laquelle il parvient à nous transmettre de façon pédagogique une quantité phénoménale de connaissances sur la géologie écossaise, sujet de prime abord un peu rude, ne peut que nous laisser pantois devant ce grand talent de conteur... [Critique publiée le 06/02/09] ![]() J U B I L A T I O N S V E R S L E C I E L Yann Moix - 1996 Grasset - 303 pages 17/20 Le cul(te) de Hélène ![]() Dès la vision de cette fille, une alchimie s'est produite en lui ; celle-ci l'a conduit à tous les excès, toutes les tentatives, tous les coups tordus pour l'approcher, la séduire, devenir sa moitié. Ainsi, Nestor découpe la tête du zouave positionné sur le pont de l'Alma pour la déposer dans le jardin de la bien-aimée, puis écrit le théorème de Pythagore à la peinture sur la route empruntée par le bus qui la mène à l'école afin qu'elle réussisse son interrogation de géométrie, fugue à pied ou en mobylette à travers les plaines de l'Orléanais pour humer la senteur de ses cheveux. Il se rend également dans toutes les librairies de Montargis pour écrire un mot d'amour dans chaque exemplaire en vente de la pièce de Racine, Le Cid, afin que la belle Hélène découvre la déclaration d'amour à l'achat du bouquin dont l'étude est programmée en cours de français. Emaillé de passages surréalistes et oniriques, ce roman comporte de nombreuses digressions évoquant l'absurdité du monde, l'injustice des peines de cur, la vacuité des occupations humaines ou encore le pathétisme de la société du spectacle. On y croise Casimir, Fernando Pessoa, Michel Polnareff, Toulouse-Lautrec et même Jacques-Yves Wayne (condensé de Jacques-Yves Cousteau et John Wayne). Moix fait preuve d'un style original, abouti et exigeant (ne pas oublier de lire la savoureuse bibliographie imaginaire en fin d'ouvrage). En échange, le lecteur doit parfois s'accrocher pour saisir certaines subtilités et allusions glissées à travers de nombreux jeux de mots et effets de style. Ainsi donc, on peut rire, avoir la nausée, jouir intellectuellement puis transpirer sur certains passages complexes. Une certitude cependant : Yann Moix est un auteur entier qui ne fait pas semblant d'écrire. Il crache, jette, crie, éructe, éjacule son art littéraire avec une force rarement vue. On aime ou l'on déteste, mais on ne peut rester indifférent ! Poussant jusqu'à l'extrême son art de l'écriture, Moix joue avec la logique de la pensée. Son texte recèle de nombreuses pépites ; en voici un exemple dans le délire d'une oraison funèbre imaginée en l'honneur de la muse Hélène : « N'être rien à côté d'Hélène, c'était déjà une forme de grandeur. » Voici encore un extrait où l'écrivain décrit avec poésie le visage parfait de la jeune femme : « Ondulés en volutes célestes, entre clair et obscur, les cheveux d'Hélène font sourire jusqu'à ses épaules, qu'elle porte fines et fragiles. Des mèches ricochent en écume sur les vagues à l'âme que dessine son grand front blanc. Ses sourcils sont d'une symétrie de miroir. Sous eux palpitent deux diamants d'un bleu menthe, à la moire mouchetée d'étincelles silencieuses. Chez les autres, on appelle ça des yeux. La couleurs des lèvres, un rien boudeuse, hésite entre le pourpre de l'anémone et l'orangé du corail. Les joues sont lisses, aiguisées par une perfection de coutelas qui rend le visage menu, presque maigre. C'est quand même incroyable de voir ce que Dieu arrive à faire avec une équerre et un compas. Rien à gommer sur cette figure à la géométrie précise, mélange de chat et d'aigle. Ses dents transpercent le vert brillant des pommes. Oreilles minuscules. Et ce cou où les baisers, tels des ballons à jamais hors-jeu, aiment rouler leur cuir brûlant. Il faudrait des mains spéciales pour le toucher sans l'abîmer. » Et, pour terminer, ce passage au caractère hautement licencieux qui se pare d'une grâce inattendue à travers une écriture fine, ciselée et métaphorique : « Les premiers jours, Hélène me refusa son derrière, son popotin ventru moulé dans la braise. Par ignorance ou par superstition, ma belle Sainte canon avait cru devoir exclure Sodome de sa Bible intime. De façon arbitraire, l'inculte avait exclusivement opté pour le triangle d'or, effrayée par le cercle vicieux. Côté face le Paradis, côté pile l'Enfer. Que d'arguments n'ai-je développés afin qu'elle laissât ma folie s'écouler par ma queue fourchue de diablotin lubrique dans son entonnoir dantesque ! Mais son abîme souterrain, hélas, ne réverbérait pas le moindre écho de mes inlassables requêtes. » Yann Moix a écrit ce premier roman à vingt-huit ans. Lauréat du prix Goncourt du Premier Roman en 1996, il se positionne d'emblée parmi les plus grands écrivains contemporains par la puissance de son style et la maturité de son propos. Le journaliste littéraire François Busnel considère d'ailleurs Jubilations vers le ciel comme « un des plus grands premiers romans du vingtième siècle ». [Critique publiée le 19/04/19] ![]() L E S C I M E T I È R E S S O N T D E S C H A M P S D E F L E U R S Yann Moix - 1997 Grasset - 327 pages 17/20 Je t'aime... moi non plus ![]() Installé à Roanne avec Élise et leurs deux enfants, Eléonore et Julien, la vie de cette homme bascule dans l'enfer brutalement. Lors d'un trajet sur l'A10, Élise est victime d'un accident ; les deux enfants sont tués sur le coup. Au moment du choc, « la radio diffusait un sketch. Je suis le seul homme sur la terre à avoir perdu ses enfants à cause de Fernand Raynaud ». Fou de rage, en souffrance extrême - « je suis orphelin à l'envers » - Gilbert tient sa femme responsable de ce massacre. Il décide alors de faire mener une vie atroce à celle qu'il appelle désormais « assassine », « saloperie », « putain » ou « charogne ». L'observant dans les tâches quotidiennes, il pense : « Continue de t'enlaidir en préparant les nouilles. Mon Dieu que tu es laide entre ton évier et ton placard. » Évidemment, cette histoire est l'occasion pour Yann Moix de livrer dans son second roman sa vision clinique de la vie. Ici, on n'enjolive pas les choses, on les dit crûment. Et le lecteur prend en pleine face le pathétisme de nos vies quotidiennes à travers de nombreuses digressions, dans le plus pur style moixien, qui montrent avec franchise le manque de sens auquel beaucoup, esclaves de la société prétendument moderne, sont confrontés. Le récit exige donc du lecteur par moments un minimum de force positive mentale pour surmonter le poids véritable de sa propre vie. Pour tenter de survivre et « oublier » ses enfants, Gilbert Dandieu s'imagine concentrer son esprit ailleurs, sur des sujets totalement futiles que personne n'a encore vraiment étudiés. Développer une érudition extrême sur un thème particulier est la thérapie qu'il compte mettre en uvre : « Ma vie est ruinée ? Qu'à cela ne tienne : je deviendrai le plus grand spécialiste au monde de la correspondance Dandieu-Collot d'Herbois. Je deviendrai un érudit maniaque en numismatique. Un as de la mécanique des fluides. J'écrirai une biographie de 10 000 pages sur l'acteur Jean Sarus, des Charlots. Nul ne connaîtra mieux que moi la production d'aluminium dans la France de 1929. La botanique me livrera ses secrets. Et plus particulièrement les tulipes. Mon avis sur la tulipe aura valeur internationale. Je mènerai des études sur les gravillons de mon jardin. » On retrouve là bien sûr toute la folie obsessionnelle du détail qui sera par la suite largement exploitée dans un livre comme Podium, véritable exégèse sur la vie du chanteur Claude François. Le thème de l'enfance est évidemment présent et cela est d'autant plus marquant quand on sait aujourd'hui à quel point celle de Yann Moix a été très difficile. Il en dresse néanmoins un portrait nostalgique et tellement vrai en l'opposant aux mensonges, calculs et aigreurs de l'âge adulte. Ainsi, à travers son personnage principal, il énonce que « l'adulte est sérieux dans sa banque, il notifie, certifie, prévoit, il invente des placements, des taux, des maladies sexuellement transmissibles ». Au contraire de l'enfant qui lui « n'oublie rien. Ni la remarque susurrée dans le cou de maman par papa. Ni l'âge du chien. Ni le dernier Noël. Ni la couleur des bottes à pépé. Ni le goût des gommes. Ni les empreintes dans le sable. Ni la tête de cheval du dernier nuage. L'adulte est le brouillon de l'enfant. Je le sais. Le temps se déroule à l'envers. Les hommes meurent avant de naître ». Mais, et cela ne surprendra personne, le narrateur n'arrive plus à dormir tant les éclats de rire de ses deux enfants lui manquent. Il végète des heures durant devant la télévision et découvre un univers nocturne d'émissions surréalistes, « un monde parallèle réservé aux insomniaques, aux téléphages, aux névropathes, aux suicidaires et aux fous ». La folie est présente à chaque page et chaque jour de la vie de Dandieu. Éprouvant un chagrin totalement insurmontable aux limites de la démence, il va jusqu'à vouloir intégrer l'école primaire pour retrouver un peu de ses enfants. Son admission en Cm2 est refusée. Il s'astreint cependant à faire ses devoirs, à travailler ses dictées. Dès lors, comme bien souvent chez Yann Moix, il y a ces dialogues totalement incroyables, farfelus et absurdes qui font tout le génie de cet écrivain et que l'on ne trouve pas ailleurs ! Ici, il s'agit d'un véritable interrogatoire musclé sur les personnages du dessin animé Barbapapa que fait subir Dandieu à l'ancienne maîtresse de ses enfants. Prise au piège, Melle Pier-Gelicka se retrouve face à un type complètement cinglé menaçant de la frapper si elle n'est pas capable de citer le nom de Barbouille à la question : « Qui c'est ? C'est pas difficile, bon Dieu, pour quelqu'un qu'est spécialiste de nos gosses, hein, qui c'est lui là, le noir, qui peint tout le temps ? » Grandiose ! Toute l'absurdité de la situation réside dans ce décalage, cette disproportion entre le monde merveilleux des personnages de l'enfance et celui adulte de la violente réalité. Ne trouvant plus aucune raison d'exister, Élise met fin à sa vie et à son cauchemar quotidien. Son mari découvre alors le journal qu'elle tenait et dans lequel elle décrivait l'amour jamais démenti qu'elle a continuellement éprouvé pour l'homme de sa vie. Là, le roman sombre dans l'excès inverse : Gilbert Dandieu ne hait plus sa femme défunte mais se met à l'aimer plus que jamais ! Et sa folie dans l'amour est aussi forte que celle qu'il manifestait dans le dégout de son épouse avant la découverte de son journal intime. Il décide de consacrer toute son énergie à aimer une femme morte : « Je vais travailler à cette uvre, ma seule uvre, sans relâche. Mon uvre qui sera ta vie. » L'homme fonde l'Église d'Élisologie où de nombreux chercheurs retracent l'histoire de la femme aimée et dresse son parcours depuis sa naissance. Toute la vie d'Élise est analysée, disséquée, détaillée ; il y aura « des spécialistes de tes étés, des spécialistes de tes lectures d'été, des spécialistes de tes problèmes de santé, des spécialistes de ta toilette, des spécialistes de tes jambes » confie Dandieu à celle qu'il aime désormais plus que tout au monde. On ne le dira jamais assez : Yann Moix est l'écrivain de l'excès. Mais c'est un excès fin, intelligent et érudit mêlant absurde, humour et pathétisme. Ses idées, ses digressions, ses dialogues, ses réflexions sont lumineux et criants de vérité. Moix dit les choses avec excès pour mieux appuyer sur la réalité. Son écriture est vraie, sincère, authentique, pointilleuse, exigeante et rend sans cesse hommage à la littérature française par sa qualité et sa beauté. Fou ou génie, peu importe car comme il le dit lui-même : la littérature et la pathologie sont « des mondes connexes ». Enfin, notons que ce livre au titre magnifique complète Jubilations vers le ciel et Anissa Corto au sein d'une trilogie consacrée à l'amour fou. [Critique publiée le 10/05/20] ![]() A N I S S A C O R T O Yann Moix - 2000 Grasset - 294 pages 18/20 Journal intime d'un névrosé ![]() Comme l'a défini la psychanalyse, les épreuves de la petite enfance - il faut aussi y ajouter celles de la vie in utero et celles vécues par nos ancêtres d'après la psychogénéalogie - conditionnent notre développement et sont à l'origine des nombreux traumatismes et refoulements qui nous font tant souffrir à l'âge adulte. En vacances à la mer durant l'été de l'année 1972, un enfant, alors âgé de quatre ans, est confronté à la noyade de sa copine Anne. Cela est déterminant dans sa construction amoureuse : « Mon intimité avec les femmes était devenue dangereuse. Je les aimais trop : en elles je réclamais Anne. » 1972 devient alors l'année de l'obsession, celle de la musique de Neil Young qu'il continue d'écouter sans cesse, celle d'Anne qu'il ne cesse de chercher dans les relations amoureuses qu'il entreprend. Adulte, il se réfugie dans cette année charnière par la pensée, le souvenir. Yann Moix dresse ainsi une cartographie du temps, une géographie temporelle. Il écrit : « Nous avons tous une année fétiche, une année éternelle qui coule ses jours innocents, préservés de toute guerre, à ras bord de jeunesse, et nous protège du présent, et nous préserve de l'avenir. » Après des études sans motivation aucune, il décroche un emploi chez Disney à Marne-la-Vallée. Affublé du costume de Donald Duck, l'anonyme prend alors la peau du célèbre canard. Ce déguisement rend palpable le masque que nous portons tous dans nos sociétés modernes. La vie occidentale n'est qu'une grande pièce de théâtre où chacun joue son rôle. Ici, la farce est portée à son paroxysme à travers un être humain déprimé et névrosé qui pose avec parents et enfants, entre Mickey et Pluto, en arborant sans cesse un sourire de pacotille. Comme dans la plupart de ses livres, Yann Moix dénonce la vacuité de l'existence rythmée par une consommation effrénée, les chemins de vie pathétiques que les esclaves du travail se construisent. Les « engouffrés », comme il les nomme, passent leur vie à s'engouffrer dans le métro, le travail, la cantine, le lit, ... Durant leurs rares vacances, ils se retrouvent tous ensemble à parcourir le monde dans des circuits préfabriqués vendus par les mêmes agences de voyage. Chacun croit fuir un système et le dominer mais, en réalité, y reste enfermé comme une mouche dans un bocal. Comme chez Houellebecq, il y a ce côté déprimant dans les thèmes chers à Moix qui ménage rarement le lecteur en lui renvoyant en pleine figure qui il est réellement. Mais cette lucidité, cerclée de son écrin littéraire, est parfois salvatrice en permettant de prendre du recul sur nos vies éphémères, notre monde financier et de développer notre esprit critique de la société. C'est ainsi que je l'interprète pour ma part... Comme il le fera plus longuement dans Podium avec moult détails sur les épreuves permettant de devenir sosie de Claude François, Moix décrit avec précision l'entretien et l'examen nécessaires pour devenir marionnette chez Disney. Ses dialogues délirants et décapants avec l'examinateur, ses descriptions ubuesques des épreuves à concourir constituent des pages délirantes et ô combien jouissives. Cet humour qui confine souvent à la tragédie est la marque de fabrique de l'auteur. Dans chacun de ses romans, Yann Moix, tel un clown triste, nous fait rire et désespérer simultanément sur notre quotidien. Il sait pointer du doigt les situations absurdes et décrire avec une grande finesse les tourments psychologiques qui nous agitent tous. Clairvoyant sur l'âme humaine et extrêmement doué sur le plan littéraire, il est sans conteste l'un des plus grands écrivains contemporains français. Durant son époque Donald, le narrateur tombe fou amoureux d'une jeune femme d'origine algérienne. C'est une relation à sens unique : elle ne s'aperçoit de rien tandis que lui ne pense plus qu'à elle jusqu'à l'obsession. Il la suit, tel un psychopathe, et découvre qu'elle loge dans un HLM de la cité Henri-Barbusse. Il apprend aussi qu'elle se nomme Anissa Corto. À partir de là, il n'y a plus de mot pour décrire la fièvre qui l'anime, la névrose qui l'habite nuit et jour. Le narrateur confie : « Elle m'obsédait ; sa beauté m'empêchait de dormir la nuit. » Le nom même de la cité où vit Anissa Corto devient un sujet d'intérêt capital : « Très vite, Henri Barbusse devint pour moi un écrivain culte. » Il rôde sans cesse près des bâtiments, s'imprègne du quartier, étudie Barbusse et s'empresse de louer l'appartement de celle qui incarne son amour de 1972 lorsque celui-ci est libéré. De façon rétroactive, il parvient ainsi à vivre avec elle en dormant dans sa chambre, en ouvrant les mêmes portes, ... Yann Moix, féru de mathématiques à travers les références qu'il glisse dans la plupart de ses écrits, distord même le référentiel du temps pour transformer les quelques secondes que dure un regard échangé entre son personnage et son amour en une longue période de vie commune. Tout n'est qu'une question de référentiel finalement ! Et dans cette ré-écriture temporelle, l'auteur réussit à presque vivre avec Anissa Corto. Le génie de Moix est d'aller très loin dans ses réflexions, digressions et délires en tout genre. Pour autant, son discours ne sombre jamais dans l'incohérence mais garde toujours une rigueur et une logique inébranlables, à condition que le lecteur reste concentré... L'écrivain né en 1968 théorise tout, offre un angle de vue cérébral sur les grands thèmes que sont l'amour, la vie et la mort. Anissa Corto, son troisième roman, le prouve une fois de plus. À ces grands motifs shakespeariens vient s'ajouter la folie qui, en accompagnant le lecteur dans le numéro final, apporte toute sa dimension à cette bouleversante tragédie. [Critique publiée le 03/09/17] ![]() P O D I U M Yann Moix - 2002 Grasset - 496 pages 19/20 Fous rires garantis à chaque chapitre ! ![]() La deuxième chose, c'est la folie de l'auteur. Yann Moix a imaginé l'univers quasi-intégriste d'un adorateur de Claude François. Bernard Frédéric, c'est son nom de scène, est sosie de Cloclo depuis plusieurs années. Accompagné de son fidèle Couscous (ancien sosie de Claude François reconverti en C. Jérôme), il a écumé les scènes de province du côté d'Orléans. À son actif, on peut ainsi citer les podiums Paul Ricard, la foire aux asperges de Tigy, la Quinzaine Yoplait des Trois Mousquetaires, la soirée des Catherinettes sur le parking du Shopi de Garches ou encore la fête du saucisson de Bucy-Saint-Liphard. Les deux compères travaillent à la plonge dans la cafétéria de l'Arche sur l'aire d'Orléans-Gidy et mènent une vie routinière et rangée depuis quelques années, loin des galas et représentations dans les maisons de retraite... C'est une sélection pour participer à l'émission C'est mon choix de Evelyne Thomas qui va redonner du peps à Bernard Frédéric. Consacrée aux sosies et organisée autour d'un concours pour élire le meilleur, l'émission trash de France 3 va relancer la carrière de Bernard et lui faire ressortir pattes d'eph' et cols pelle-à-tarte. À travers la vision posée du narrateur, Couscous, le lecteur découvre la vie hystérique et excentrique du sosie de Claude François. Sa personnalité à tendance violente, outrancière et ordurière est décrite avec jubilation à travers quelques scènes bien choisies. Ainsi, Bernard aime les restaurants avec des formules à volonté. Démesurément radin, il suit l'adage à la lettre et n'hésite pas à manger comme un ogre pendant des heures après avoir passé plusieurs jours à jeûner en vue des festivités culinaires. À ses yeux, tout est prétexte à protester de façon immodérée. La géniale scène du restaurant le Chevreuil illustre à merveille (cela dépend pour qui) l'état dans lequel il est capable de se mettre en réaction à un petit désagrément. Ce restaurant ne possédant que des toilettes à la turque, Bernard Frédéric se fait un plaisir d'y refaire la décoration à sa façon. Les clients qui passeront derrière lui auront des réactions très différentes mais tous se souviendront à vie du spectacle offert. Et comme notre vedette le dit lui-même à son ami Couscous : « Le 11 septembre à côté c'était un entartage de Noël Godin. » Autre réplique culte lorsque Bernard décrit sa prestation dans un karaoké de province sur le titre Comme d'habitude : « Johnny au Stade de France, à côté, c'était un Playmobil dans un évier. » Arrive bien sûr le recrutement des Clodettes, euh non, des Bernadettes of course. Nos deux amis rendent visite à leurs anciennes danseuses et passent une petite annonce dans la presse. En visite chez Karen pour tester ses connaissances en claudologie appliquée, Bernard y découvre un chat angora. Haïssant cet animal, il va l'amadouer dans un premier temps et finir par l'étriper en lui faisant faire un vol qui restera dans les annales de l'aéronautique. La scène se terminera en fiasco lorsque la mère de Karen, ayant vu le geste mal intentionné, le dénoncera à sa fille et que celui-ci, protestant encore davantage, qualifiera la vieille de « vieux machin ». Malgré les tentatives de sa compagne Véro (sur de Couscous) pour tenter de l'écarter de cette vie sans personnalité propre (la scène chez « l'exorsosiste » avec des malades de Johnny, Sardou, Dalida ou Carlos vaut elle aussi son pesant de cacahouètes), Bernard Frédéric parviendra à recréer une équipe de choc avec quatre Bernadettes : Maïwenn, Melinda, Delphine et Magalie. Il y aura le pèlerinage au Moulin de Dannemois (demeure de Claude François entre Corbeil-Essonnes et Milly-la-Forêt), siège du C.L.O.C.L.O.S (Comité Légal d'Officialisation des CLOnes et Sosies). Là, Bernard Frédéric se prosternera devant son Dieu après avoir écarté tous les autres visiteurs des abords de la statue représentant le chanteur. Au Moulin, tout est organisé dans le culte de Cloclo : des fêtes claudiennes sont organisées et les Cloclotels accueillent les pensionnaires. Le CEC (Centre d'Etudes Claudiennes) est un pôle universitaire où de nombreux chercheurs étudient la vie et l'uvre de Claude François. Une prépa, sanctionnée par des examens nationaux, est ainsi accessible pour celui qui souhaite devenir sosie officiel de Claude François. Que dire des autres scènes ? Les « sardonnades » du samedi soir où les sosies de Clolo se rassemblent pour aller se battre contre les sosies de Sardou. Le Mouvement Magnolien International qui veut créer des clones de Claude François (des « Cloclones ») tout comme l'on reproduit à l'identique des fleurs de magnolia. Etc. Cette histoire totalement déjantée regorge de scènes cultes, de références kitsch, de répliques tueuses. Chaque chapitre contient des trésors d'imagination. Pour bien critiquer ce livre, il faudrait presque le ré-écrire à l'identique car tout y est dit, analysé, disséqué avec une sorte de folie furieuse propre à Bernard Frédéric mais aussi à l'auteur Yann Moix. Ce dernier est allé jusqu'au bout de son délire. Bien sûr, il a repris un tas d'éléments véridiques sur la vie de Cloclo (et cela permet d'en apprendre davantage sur cette destinée tragique), mais il a créé un univers décalé autour du culte de sa personnalité. Ainsi, le livre se termine par une série d'annexes avec des revues de presse, les biographies détaillées des sosies célèbres de Claude François, un tableau représentant la répartition des quotas de sosies officiels selon l'année des principaux chanteurs français, etc. Et également l'explication du calendrier claudien (calendrier basé sur l'année de naissance de Cloclo et qui est utilisé pour dater les événements en rapport avec les activités du C.L.O.C.L.O.S). Pour les matheux, l'algorithme de conversion des dates civiles en dates claudiennes est décrit sous forme d'équations. Que dire du détail des épreuves pour accéder au rang de cloclo officiel ? Une annexe reprend i-n-t-é-g-r-a-l-e-m-e-n-t un exemple d'annales corrigées de l'examen officiel (Académie d'Aix-Marseille, session 1984). L'épreuve concerne la musicologie avec option disco. L'énoncé est Etude analytique d'Alexandrie, Alexandra. Le texte de la correction suit dans un charabia savant et impressionnant qui laissera pantois plus d'un lecteur. Un mélange de rire, d'admiration et de peur vous saisit à sa lecture. Est-ce du délire pur ? Une analyse véritable qui tient la route pour les musicologues ? Dans la profondeur de son délire, Yann Moix rejoint d'une certaine façon son héros, Bernard Frédéric, qui vit uniquement pour et par Claude François. Ce roman, qui est aussi une réflexion sur les sosies, nous montre le pouvoir de l'image, de l'apparence dans nos sociétés modernes. La perte d'identité, la déshumanisation sont des sujets traités en fond. Ainsi, le lecteur rit aux premiers abords. Mais s'il réfléchit un peu et gratte la première couche de paillettes, il découvre une existence pathétique qui est proche finalement du néant. Avec la recherche de la célébrité éphémère dont les émissions de télé se font le relais avec un appétit commercial, on touche là un sujet de société très actuel qui change nos rapports sociaux et tend malheureusement à nous écarter de nos valeurs fondamentales. Les derniers chapitres précipitent d'ailleurs le lecteur vers une chute finale qui laisse un goût amer dans la bouche. Mais, comme le prévient Couscous, on peut s'arrêter avant... Podium est une uvre littéraire bien sûr (très bien écrite) mais aussi un film sorti en 2004 et porté par le génialissime Benoît Plvoorde. Yann Moix a réalisé la comédie pour le grand écran car il est aussi cinéaste. Celle-ci est donc intrinsèquement liée au livre. Bien que les histoires comportent un certain nombre de différences, le livre a été écrit pour convaincre l'acteur belge de jouer le sosie de Cloclo. Podium est un projet qui gravite ainsi autour de la personnalité de Plvoorde et qui a été créé spécialement pour lui. Malheureusement, on s'en tiendra seulement à imaginer les mimiques de l'acteur car la version cinéma est un échec... Où sont passées les scènes cultes du livre ?? La formule à volonté ? L'audition des Bernadettes ? Quasiment toutes les répliques ont été enlevées ! Que reste-t-il au final ? Un joli numéro d'acteur pour l'interprète de Cloclo et de belles images. Mais le piment du livre s'est envolé. Pour résumer, on peut dire que le film n'ose pas contrairement au livre qui est une bombe. Yann Moix s'est fourvoyé dans une adaptation mièvre et consensuelle qui fait à peine rire. A-t-il subi des pressions commerciales ? Certes, le film pourra passer agréablement aux heures de grande écoute sur TF1 ou sa copine M6. Quant au livre, il restera un délice réservé aux curieux... Et ce n'est peut-être pas plus mal. En guise de conclusion, un extrait (mais quasiment tout le livre serait à citer !) : « Bernard dévisage sa première Bernadette potentielle. - Ton nom. - Brigitte. - Brigitte quoi ? - Leclerc. - Tu répètes l'ensemble. - Brigitte Leclerc. - "Mon nom est Brigitte Leclerc." - Pardon... - Allez, on se dépêche, là, on perd du temps. - Heu... Mon nom est Brigitte Leclerc. - Tu sais ce qui t'amène, n'est-ce pas ? - Oui... - T'es bizarre, niveau corps... C'est tes guibolles qui sont bizarres. On voit plus quand ça s'arrête... Alors que le reste est tout ratatiné comme un nain. On dirait Mimie Mathy avec des échasses. Couscous ! - Oui Bernard ? - T'en penses quoi ? Tu trouves pas qu'elle fait un peu boule de pétanque montée sur des pattes de moustiques ? Je suis horriblement gêné que Nanard fasse de tels commentaires devant la fille que je tente, par une série de regards complices, de rassurer. » [Critique publiée le 23/12/08] ![]() P A R T O U Z Yann Moix - 2004 Grasset - 410 pages 18/20 Moix est un auteur complètement allumé ![]() Il est presque impossible de résumer ou critiquer un tel récit et de le classer dans un genre précis tant les digressions en tout genre, les théories incroyables, les analyses farfelues, les réflexions infinies, les exégèses hallucinantes foisonnent à chaque chapitre. À nouveau, Yann Moix fait dans le Moix pur beurre. Et comme toujours avec lui, on aime ou on déteste. On se délecte de sa prose ou on jette l'ouvrage au feu. On jouit intellectuellement ou on est profondément choqué. La lecture de la table des matières peut constituer une bonne approche pour appréhender le contenu de cet ovni littéraire. Voici par exemple les titres de quelques chapitres que l'on peut y trouver : « Romantiques ramasseurs de râteaux » « Essaims de bites » « Michel Houellebecq est un con » « Adolf Hitler et ma mère » « Vraies fraises vs. fraises Tagada » « Suceuses céliniennes, fellations proustiennes » « Astrophysique de la partouz » « Posages d'IMLF » « Poitrine rémoise de 1989 » « Les gens laids » Voilà, le ton est donné et je me suis abstenu de citer des titres bien plus explicites encore... Les oreilles prudes peuvent passer leur chemin car ici tout le champ lexical du sexe est ressassé à l'infini, trituré dans ses moindres recoins, étalé dans sa profondeur la plus crue. Les relations avec les femmes sont présentées d'un point de vue évidemment masculin et Yann Moix énonce sans tabou ce que pensent beaucoup de ses congénères. Par exemple, il trouve interminable la diplomatie dont il faut longuement user avant de pouvoir coucher avec une fille : « Il fallait toujours recommencer à les séduire pour coucher avec, à échanger des idées, pour les niquer. C'était toujours elles qui gagnaient. » Mais l'auteur va bien plus loin que cela dans ses analyses philosophiques, dans ses mises en scène loufoques, dans le portait acide qu'il dresse de la société. Car au-delà de propos souvent pornographiques, le lecteur saisit parfaitement la déchéance du monde moderne, le néant et la solitude dans lesquels baignent les sociétés occidentales. Ainsi, Partouz fait penser au Plateforme de Houellebecq mais avec un propos bien plus débridé et à la puissance de tir phénoménale. Ses inventions permanentes de mots, ses énumérations sans fin, ses images sagaces, ses rappels biographiques à chaque citation de personnage, ses références redondantes à ses maîtres (Charles Péguy, André Gide, ...) constituent la marque de fabrique que l'on retrouve dans toute son uvre et qui l'identifie de manière unique dans la création littéraire actuelle. Yann Moix - le protégé de Bernard-Henri Lévy, chose qui en agace beaucoup - adore provoquer, il en jouit même. Mais pour autant, le lecteur ne doit pas tout prendre au premier degré et doit savoir interpréter avec humour et décalage les propos détonants de cet auteur brillant. La lecture du récit se fait facilement jusqu'au bout et l'inventivité de ses propos est épatante au premier, second ou troisième degré. N'est-ce pas finalement le principal ? Pour conclure, voici un nouvel extrait où Yann Moix fait dans l'autodérision et n'hésite pas à dénigrer la littérature germanopratine, narcissique et bien souvent ennuyeuse, qui fait les beaux jours des salons de thé parisiens... « Je ne me suis pas vraiment présenté. Je m'appelle Jean-Baptiste Cousseau, tout le monde m'appelle Couscous - je suis "écrivain". Je suis moins médiatique que des gens comme Frédéric Beigbeder (1965-....), Guillaume Dustan (1965-....) ou ce connard de Yann Moix (1968-....). Pendant qu'ils passent à la télé, pendant qu'ils ardissonnent, pendant qu'ils se dechavannent, moi je travaille. J'écris. Des livres très serrés : ils sont plus profonds que les leurs. Plus fouillés (ce n'est pas très difficile). Je les laisse à leurs "romans de rentrée", à leurs automnes, à leurs littératures pour fillettes, leurs alexandries-alexandras, leurs alexandrejardineries. Leurs jardins-à-la-française : ils écriraient sur l'art du bilboquet ou un Traité des verrues que ça reviendrait au même. Il ne restera rien d'eux. » [Critique publiée le 01/01/14] ![]() R O M P R E Yann Moix - 2019 Albin Michel - 108 pages 19/20 Perpétuellement condamné à détruire toute relation amoureuse ![]() Sa terrible enfance explique en grande partie son comportement actuel : « Toute notre vie, nous cherchons à collecter les hématomes du passé. Se retrouver en situation de supplice, telle est la passion, jusqu'à sa mort, de celui qui enfant s'est fait rouer de coups, a subi les outrages les plus abjects. » Car le jeune Yann a beaucoup souffert. Il a déjà abordé ce sujet dans plusieurs de ses précédents livres et il le fera encore certainement tant les plaies sont toujours à vif et l'impact sur sa vie actuelle omniprésent. Il est injuste et inhumain de penser qu'au pays de son enfance, on lacérait à coup de rallonges électriques, on tapait dans les côtes, on cognait le visage, on menaçait de mort avec un couteau de boucher à la main. Sans compter les excréments à avaler, les humiliations en famille, les poèmes, premiers romans et livres d'étude volés, confisqués, détruits. Terrifiant... « Avoir été frappé enfant a gâché toute ma vie, a souillé, a gangréné mon existence tout entière. » C'est en partie sa précédente et excellente uvre, Dehors, qui l'a indirectement conduit à écrire ce nouvel opus. Il s'est tellement investi dans son enquête sur le traitement honteux des migrants par notre République qu'il a fragilisé son couple avec sa compagne, Emmanuelle. La machine infernale s'est ainsi mise en branle, alimentée par son besoin de souffrir dû à son enfance torturée. Avec une acuité et une logique dans lesquelles il excelle, Yann Moix décrypte le mécanisme de la rupture depuis sa date de début jusqu'au point de non-retour qui acte que la relation est définitivement révolue. Dès lors, l'amant éconduit devient « triste à mourir, abattu sur ma moquette, le nez dans les acariens, reniflant comme un maudit ». La douleur est telle qu'il rajoute dans le plus pur style moixien : « Je contre-existe. Je contre-vis. Je contre-respire. Mon cur contre-bat. » Rompre se lit comme une longue confidence sur son mode de fonctionnement avec les femmes. Comme à son habitude, il frappe fort dans l'analyse presque clinique de ses sentiments, il cérébralise la notion de couple jusqu'à la déconstruire brillamment : « Je suis sidéré par cette aliénation de l'homme, de la femme, qui n'ont de cesse de se cadenasser dans ce qui apparaît comme le contraire même de l'amour et de la vie : une institution morbide, livide, rigide. Le couple sanctionne et punit ; il brime et surveille ses occupants. Il est équipé de miradors. » Parfois, les livres de Moix me font penser à des équations mathématiques tant la logique et la rigueur du propos dominent le texte. L'homme avait débuté des études en maths sup, cela explique sans doute en partie son esprit cartésien. « Le passé est supérieur à l'avenir. Le passé est le lieu où l'on naît ; l'avenir, le lieu où l'on meurt. On prétend que l'optimiste aime l'avenir et le pessimiste, le passé. Or, préférer l'avenir au passé, c'est préférer ce qui va mourir à ce qui est né. Aimer l'avenir, c'est aimer la mort. Le passé n'est ni statique, ni clos. L'avenir est borné par la mort quand le passé, lui, reste ouvert de toutes parts, béant, mouvant, renouvelé, évoluant ; il remue ; il surprend ; il étonne. Il palpite. Il ne cesse de charrier des nouveautés, de publier des inédits. [...] Rien n'est moins achevé que ce qui est révolu ; rien n'est plus infini que ce qui est terminé. » À cette précision dans le contenu vient s'ajouter la forme. Le texte est ciselé avec un talent hors-norme. Les formules percutantes, les aphorismes, le riche vocabulaire, les références littéraires sont un délice et témoignent de sa qualité d'écrivain. Peut-être le plus brillant de sa génération. C'est en 1977, en CM1, que le petit Yann, alors privé de classe de neige, se réfugie dans l'édition 1974 du Petit Larousse illustré et découvre sa vocation, sa vie : « première sensation que rien, au monde, ne serait plus puissant que la littérature. » Plus loin, il clame encore son amour des lettres : « Être écrivain détermine tout ce que je suis. Je ne me définis qu'ainsi dans mon rapport aux autres et au monde. » Enfin, moins dans ce roman que dans le génial Podium entre autres, Yann Moix glisse quelques phrases délicieuses par leur caractère burlesque ; ainsi, par exemple, lorsqu'il parle d'une « compagne délaissée depuis longtemps, pour qui je n'ai jamais eu plus de sentiments qu'à l'égard d'un pigeon, d'un pot de yaourt ou d'un morceau de trottoir ». Moix, génial écrivain de la rigueur et de l'absurde ! [Critique publiée le 19/04/19] ![]() C O N T A C T Carl Sagan - 1985 Pocket - 568 pages 15/20 Et si... ![]() Et l'incroyable se produit. Un signal qui n'a rien de naturel est capté. Des tonnes d'informations en provenance de l'étoile Véga, située à vingt-cinq années-lumière de nous, sont déversées sur Terre. Tous les pays mettent en commun leurs infrastructures de télécommunications pour se relayer et capter le « message » dans son intégralité. Les plus grands spécialistes du décryptage sont consultés afin de décoder le contenu reçu. De nombreuses voix s'élèvent en faveur ou contre la poursuite de la compréhension du message inconnu. De vieilles peurs se réveillent, de nouvelles religions voient le jour, la fin du monde est annoncée par des prédicateurs peu scrupuleux, la sécurité nationale des grandes puissances mondiales est directement menacée. Mais, à côté de cela, de nouveaux espoirs apparaissent aussi : une humanité enfin réconciliée avec elle-même qui, malgré sa mosaïque de peuples, se découvre du jour au lendemain une identité qui lui est propre ; et se lance avec une nouvelle fraternité mondiale dans un défi extraordinaire venu du plus profond de l'univers. Carl Sagan était professeur et directeur de laboratoire à l'Université Cornell aux États-Unis. C'est lui qui est à l'origine du programme SETI et des plaques présentant la Terre et l'homme apposées sur les sondes Pioneer. Il est l'un des fondateurs de l'exobiologie, cette science récente qui s'intéresse à la possible vie au-delà de notre planète. Grand vulgarisateur des sciences de l'astronomie, Sagan a finalement écrit là l'histoire qu'il aurait aimé voir se dérouler de son vivant. Comme dans beaucoup de romans de ce type (Le moineau de Dieu en est un autre exemple), de nombreuses considérations théologiques sont abordées et parfois trop détaillées rendant certains passages un peu obscurs. Finalement, on se demande si, au cas où cela arrivait, ce ne sont pas les religions qui seraient le plus profondément bouleversées. Pour ma part et en tant qu'athée cartésien, j'ai un peu de mal à croire ce discours car beaucoup d'autres domaines philosophiques seraient remis en cause et cela en dehors de toutes considérations religieuses... À noter que cette fabuleuse histoire a été adaptée au cinéma par Robert Zemeckis en 1997 avec dans le rôle principal l'excellente Jodie Foster. [Critique publiée le 15/11/08] ![]() P A S S E P O R T À L ' I R A N I E N N E Nahal Tajadod - 2007 JC Lattès - 303 pages 15/20 Découverte d'un État mal-aimé ![]() Après la Birmanie, rendez-vous en Iran, ce pays constitutif de l'axe du mal tout comme la Corée du Nord du point de vue américain. Nahal Tajadod est née en Iran et s'est installée à Paris en 1977 pour étudier les relations entre l'Iran et la Chine. Dans ce livre, elle prend presque le prétexte d'un fait divers pour décrire l'amour qu'elle porte à son pays d'origine et à ses habitants. En effet, Nahal se met elle-même en scène lors de l'aventure qu'elle a vécue pour renouveler son passeport. Cette demande administrative est un travail de longue haleine tant le pouvoir en place est méfiant. Rappelons pour mémoire que l'Iran correspond à l'ancienne Perse et fait la jonction entre les mondes turcs, arabes et indiens. C'est un pays multi-ethnique avec une population en quasi-totalité musulmane chiite (50% des chiites dans le monde) contrairement aux autres pays musulmans qui sont à 90% sunnites. L'Iran dispose de 9% des réserves mondiales de pétrole et de 14% des réserves en gaz. Jusqu'en 1979, l'Iran était une monarchie pro-occidentale sous le règne du Shah Mohammad Reza Pahlavi (le dernier shah d'Iran). En 1979 a eu lieu la révolution chiite conduite par l'imam Khomeini, un dignitaire religieux (encore appelé Ayatollah), qui prend la direction du pays. Et c'est la guerre Iran/Irak en 1980 qui fera de nombreuses victimes. L'Irak, soutenue financièrement et militairement par les autres pays arabes, les États-Unis, les pays occidentaux et l'URSS, envahit l'Iran dans le but de détruire la révolution naissante. Mais l'Iran a bel et bien basculé dans l'islamisme radical et est devenue une théocratie qui mène une politique étrangère fondée sur l'intimidation (terrorisme, prise d'otage, fatwa, ...). C'est donc dans ce cadre de vie assez oppressant que la narratrice nous raconte ses péripéties pour satisfaire son besoin urgent de passeport avant un retour en France. Des petites anecdotes qui s'enchaînent et qui brise la glace d'une ambiance qui à première vue fait peur. Pourtant, la solidarité chez les iraniens existe et leur politesse est sans limite : il faut ainsi toujours négocier pour que la personne qui vous a rendu un service accepte son dû. Ce théâtre de la politesse s'appelle le « Târof ». Où l'on apprend également que la Suède est la terre d'élection des iraniens immigrants. En effet, avec un visa périmé on peut s'installer confortablement dans le pays scandinave : le gouvernement met à disposition une maison préfabriquée avec vue sur la mer ou, au moins, un lac et offre même une carte téléphonique pour appeler le pays d'origine à volonté ! Et ce n'est là que le début d'une longue liste de privilèges... On ne lira pas dans ce roman des aventures palpitantes mais on découvrira un autre visage de l'Iran que celui souvent évoqué dans les médias. Et l'on se surprendra même à sourire la plupart du temps ! Extrait : « Quelquefois une simple photo en bikini prise au bord d'une piscine, l'étreinte d'un ami dans le quartier des antiquaires, un fou rire à la Maison des artistes, un chewing-gum trop gonflé dans un bus, un parapluie rouge ouvert par un jour de pluie, un bonbon avalé pendant le mois du ramadan, la visite de deux nâ mahrams (des hommes ne faisant pas partie de la famille) à l'heure du thé, peuvent être interprétés comme des actes subversifs, mettant en danger la stabilité du régime et l'assise même de l'islam. » [Critique publiée le 09/10/08] ![]() 1 2 7 5 Â M E S Jim Thompson - 1964 Gallimard - 260 pages 16/20 Un cinglé qui règle ses comptes ![]() Nick en est d'ailleurs un modèle au cours de ce roman. Il va décider d'instaurer sa propre loi dans son entourage en magouillant, trucidant, manipulant et éliminant les individus qui font le triste quotidien de sa vie. C'est un anti-héros, une pourriture de première qui s'est faite manipuler lors de son mariage avec Myra, qui passe tout son temps avec sa maîtresse Rose et qui rêve de se marier avec Amy, la seule femme qu'il désire vraiment... Tout ce microcosme tourne autour de lui dans un joyeux bordel et Nick se laisse vivre sans provoquer les choses, dans le plus pur esprit conservateur. Pendant toute sa vie, il aura été peureux, fuyant toutes les responsabilités de son grade. Pour assurer sa ré-élection et aligner les mandats de shérif, il aura préféré ne pas agir ni contre ni pour une cause afin de ne soulever aucune contestation autour de lui. Bref, personne ne voudrait d'un tel shérif qui ne pense qu'à baiser, roupiller (ce qu'il fait quand il s'installe à son bureau) et bouffer. Peut-être l'ennui, la routine, l'impression de côtoyer le néant du quotidien sont-ils les moteurs de sa crise de conscience ? Alors il s'enfonce dans cet esprit abject et va encore plus loin dans le mépris de la personne humaine. Jim Thompson est un écrivain pessimiste. Il propose une vision décadente de la vie des hommes sans doute à cause de sa propre existence qui a connu des périodes difficiles entre cures de désintoxication et relations complexes avec son père. Il a connu le succès dans les années 50 et demeure aujourd'hui l'un des plus grands écrivains américains du XXe siècle. Cette histoire est une plongée dans le néant, le vide du quotidien, l'ennui. Dans quel état d'esprit l'auteur a-t-il bien pu concevoir ce théâtre de l'absurde, cette galerie de personnages dignes de Samuel Beckett ? Le processus d'écriture a-t-il été une échappatoire, une façon d'exorciser la dure réalité de la vie ? Il est très probable que oui. Il faut également souligner le style de l'écriture qui épouse parfaitement le fond du propos. À l'existence pourrie des personnages de Pottsville répondent les dialogues savoureux et croustillants qui baignent dans la vulgarité et la médiocrité entre insultes et brimades verbales permanentes. Lire 1275 âmes c'est finalement un peu comme avaler un triple cheeseburger bien gras et dégoulinant : c'est dégueulasse mais ça fait tellement de bien une fois de temps en temps ! Extrait : « Ce matin vers dix heures, pendant que j'expédie un deuxième petit déjeuner, vu que j'ai pas mangé grand-chose en me levant, à part trois ou quatre ufs, des crêpes et des saucisses, Rose Hauck me téléphone. [...] J'en suis à ma troisième tasse de café quand Myra revient. Elle commence à ramasser la vaisselle en marmonnant toute seule, alors je lui demande s'il y a quelque chose qui la tracasse. - Si c'est ça, hésite pas à le dire, vu que deux cervelles valent toujours mieux qu'une seule. - Espèce de pauvre... ! Tu vas filer, oui ou non ? Qu'est-ce qui te prend de rester à table ? - Mais je suis en train de boire mon café. Si tu te donnes la peine de regarder d'un peu près, tu verras que c'est la pure vérité. - Eh bien, emporte ta tasse et va le boire ailleurs ! - Comment, tu veux que je sorte de table ? - Oui ! Et dépêche-toi de débarrasser le plancher ! Je suis accommodant et je demande pas mieux que de l'obliger, je lui réponds, mais à bien regarder, ça n'aurait guère de sens que je sorte de table. - Vu qu'il est quasiment l'heure de manger. Tu vas apporter la soupe d'ici deux ou trois minutes, alors pourquoi je me lèverais de table, si c'est pour me rasseoir tout de suite après ? - Ouhhh ! Elle fait. Veux-tu déguerpir ! - Sans manger ? Tu veux que je travaille tout l'après-midi avec le ventre vide ? - Mais tu viens juste... Elle s'étrangle et se laisse tomber sur une chaise. » [Critique publiée le 09/10/08] ![]() B I R M A N E Christophe Ono-Dit-Biot - 2007 Plon - 442 pages 17/20 Voyage au cur de la dictature birmane ![]() Lui recherche l'authenticité, l'exotisme vrai du pays étranger ; elle semble plutôt attirée par le confort de vacances bien sages où l'on voit ce que les touristes voient et où l'on retrouve chaque soir l'apéro devant la piscine. Et c'est le clash. Hélène traite César de raté, de petit joueur face à Blanchart. Blanchart, c'est la star du magazine féminin pour lequel César travaille. Blanchart est l'aventurier type qui parcourt le monde et ramène des reportages fascinants. César est « rewriter », il corrige les articles des autres uniquement, il vit dans l'ombre. Il décide alors, lui aussi, d'écrire un reportage sur un sujet que Blanchart n'arrive pas à traiter : le roi de l'opium en Birmanie. Direction le pays voisin de la Thaïlande, coincé entre le Laos, la Chine et l'Inde : la Birmanie ou Myanmar (terme reconnu et utilisé par l'ONU). Khun Sa est une figure emblématique birmane, il a fondé sa fortune sur la production d'héroïne. Il a créé un royaume au cur de la jungle sur lequel il veille en véritable dictateur. Il a échappé à dix-sept tentatives d'assassinat, est devenu la bête noire de l'armée birmane, a proposé un marché directement à la Maison Blanche pour que soit reconnu comme État indépendant son royaume. Mais qu'est-il devenu aujourd'hui ? César a bien l'intention de répondre à cette question et ramener un scoop à son magazine. À peine arrivé dans le pays tropical, il échappe à un attentat dans un lieu commercial névralgique de la capitale Rangoon. C'est à ce moment qu'il fait la connaissance d'une femme médecin humanitaire : Julie. Julie introduira César auprès de Éric, un antiquaire qui connaît bien le pays et pourra le renseigner. Selon ce dernier, l'attentat aurait été commis par la junte birmane elle-même afin de discréditer aux yeux de la population la notoriété montante d'un mouvement de rébellion mené par une certaine « Wei-wei ». César va vite tomber fou amoureux de Julie qui lui fera découvrir les charmes du célèbre temple bouddhiste de la Schwedagon ou ceux du lac Inle à l'intérieur du pays. La Birmanie, c'est aussi le pays de Aung San Suu Kyi, la Dame de Rangoon. Celle qui prêche la non-violence, telle une Gandhi, contrairement aux rebelles ethniques. Encore aujourd'hui, elle est enfermée dans sa résidence au cur de la capitale. Une femme trop dangereuse pour les militaires au pouvoir malgré sa victoire aux dernières élections libres dans le pays... César va vivre une aventure folle qui le changera définitivement. Son regard d'occidental sur les pays pauvres sera à jamais marqué et bouleversé. Il va rencontrer Khun Sa mais ira beaucoup plus loin dans l'intensité des rencontres avec le peuple birman... Et avec Julie et ses secrets. Christophe Ono-dit-Biot a le talent pour nous faire voyager dans un pays méconnu, fermé et dirigé d'une main de fer par quelques militaires férus d'astrologie. Le contraste est saisissant entre la fermeté de la junte et le pacifisme des bouddhistes. Grand reporter et passionné par ce pays asiatique, il nous donne une image précise d'un pays peu médiatisé. Mais comment vérifier la véracité de ses propos sinon en lui faisant confiance les yeux fermés ? Les informations sur Khun Sa sont très détaillées et pourtant internet en parle à peine ! Les recherches afin d'écrire ce roman-documentaire ont certainement été approfondies avant de nous parler avec précision des tribus Karens ou Akhas. O-d-B retranscrit à merveille la moiteur tropicale de ce pays considéré comme le plus beau du monde. Voyager en restant immobile prend ici toute sa dimension et j'ai personnellement l'impression d'avoir fait un petit séjour en jungle birmane. J'ai également eu envie d'en savoir plus sur ce pays à mettre au même rang que la Corée du Nord, le Turkménistan ou encore l'Erythrée qui sont considérés comme les trois pays les plus fermés du monde. La traversée à pied des villages birmans m'a tout à fait rappelé mon périple à Madagascar où là aussi les enfants courraient le long des rizières pour venir nous saluer et nous prendre la main... Enfin, le style littéraire est alerte, efficace, facile à lire et de bonne facture. Les références à Wong Kar Waï pour décrire la beauté des femmes illustrent à merveille les propos de l'auteur. Extrait : « Trois secondes plus tard, une forme en longyi noir rayé de bleu sombre faisait son apparition derrière lui. Ses cheveux tombaient jusqu'à ses reins, encadrant un visage d'une finesse extrême hésitant entre la Chine et l'Inde. [...] Elle a trempé ses lèvres dans le thé brûlant. Je la trouvais plus belle que jamais dans cette lumière dorée, dans les effluves de l'eau parfumée, fumée, mêlée à ces arômes de noix de coco. Ses cheveux casqués, son nez droit, ses lèvres pulpeuses et son menton volontaire me donnaient envie de l'aimer. » Ce livre qui aborde de nombreux sujets d'actualité, se veut un véritable plaidoyer pour la défense de toutes ces minorités birmanes (mais on peut extrapoler à d'autres pays) qui sont bafouées dans leur identité culturelle par un pouvoir qui n'hésite pas à violer, battre, assassiner, ridiculiser en public ses paysans. [Critique publiée le 09/10/08] ![]() S H U T T E R I S L A N D Dennis Lehane - 2003 Payot & Rivages - 393 pages 18/20 Attention chef-d'uvre ![]() Cela se passe dans les années 50, en pleine guerre froide, sur une île au large de Boston : Shutter island. Cette île cache un hôpital psychiatrique où sont détenus de très dangereux criminels répartis en trois pavillons, celui des hommes, celui des femmes et le dernier, celui de haute sécurité pour les cas extrêmes. Bien qu'inexplicable, une femme, Rachel Solando, a disparu de sa chambre pourtant fermée à clé de l'extérieur. Seule indice : un code indéchiffrable inscrit sur une feuille de papier. Le personnel de l'établissement a évidemment parcouru l'île jusque dans ses moindres recoins mais la fugitive reste introuvable. Et c'est là que rentre en scène notre héros, le marshal Teddy Daniels, qui sera chargé de résoudre cette énigme digne d'une intrigue à la Agatha Christie. Pour accomplir cette difficile tâche, il sera épaulé par son coéquipier Chuck Aule. Petit à petit, le lecteur va s'enfoncer dans une ambiance paranoïaque entretenue par des individus pour le moins mystérieux, du patient fou à lier jusqu'au médecin digne d'un docteur Moreau de H.G. Wells. Ce qui caractérise la majeure partie de ce roman, c'est cette ambiance angoissante, poisseuse qui vous colle à la peau telle une sueur paralysante dans un pays tropical. Le lecteur est happé dans un monde clos où les repères volent en éclats tant la folie et l'expérience médicale semblent être le quotidien des insulaires. On se raccroche donc à la logique de Teddy, notre policier, qui va tenter de démêler cette étrange disparition dans un univers carcéral de plus en plus opaque et lourd à supporter. Et puis... Le choc. Une fin extrêmement surprenante, à couper le souffle. Tout est à reconsidérer. Comment est-ce possible ? Comment un auteur peut-il autant manipuler ses lecteurs ? Du point de vue de la technique de narration, ce roman est un pur chef-d'uvre, un brillant exercice de style. Il fait partie de l'infime liste des livres qui ont le don de surprendre celui qui prend la peine de les ouvrir. Et la surprise est de taille. Malheureusement, on ne peut en dire plus tant le risque de commettre une mégarde est grand. Certains lecteurs ont eu la perspicacité nécessaire pour tout comprendre avant la révélation finale mais il est si bon de se faire surprendre de la façon voulue par l'auteur ! Un dernier conseil avant de commencer : ne feuilletez pas la fin sous peine de tomber sur des informations capitales qui nuiraient à la linéarité du récit. L'auteur de Mystic River vous attend. Il serait vraiment dommage de passer à côté de ce petit bijou qui ne s'oublie pas de sitôt une fois la dernière page tournée... Bon voyage sur Shutter island. [Critique publiée le 01/07/08] ![]() L A V O I L E B L A N C H E Sergio Bambaren - 2000 Presses du Châtelet - 205 pages 11/20 Roman ésotérique ![]() Près de l'immeuble abritant son bureau se trouve une petite librairie, tenue par le vieux monsieur Thomas Blake. Michael s'y rend régulièrement et, un jour, il tombe sur un livre de poèmes écrits par des auteurs ayant décidé de donner un sens vrai à leur vie. Le couple se rend alors compte qu'il passe sans doute à côté de quelque chose, que le bonheur ne se résume pas à une carrière assurée, un salaire mensuel, une retraite bien préparée, bref, une routine assez conformiste. Il décide donc de suivre les conseils de ce livre magique et de se lancer dans un grand voyage initiatique sur les mers du Pacifique sud. L'essentiel du livre nous conte donc cette croisière vers les îles Fidji, l'archipel de Vanuatu et la Nouvelle-Calédonie. Aventures, découvertes et rencontres avec l'autre seront les éléments clés qui les aideront à retrouver l'essentiel, leur amour. Le livre, embarqué à bord, leur délivrera de nouveaux messages sur le sens qu'il faut donner à la vie... Ce roman est très particulier. Il décrit un parcours initiatique sur le chemin de la reconquête de soi et de l'amour avec l'autre. On touche à un style appelé « ésotérisme ». L'auteur, né au Pérou, a lui-même décidé de tout quitter un jour pour faire le tour du monde et pratiquer ses deux passions : le surf et l'écriture. À travers ce livre, il nous invite à nous poser quelques questions sur la définition du bonheur au présent. [Critique publiée le 30/12/07] ![]() 1 3 F R E N C H S T R E E T Gil Brewer - 1951 J'ai Lu - 188 pages 19/20 Polar des années 50 à l'écriture raffinée ![]() Alex Bland, archéologue vivant à Chicago et par ailleurs sur le point de se marier avec sa fiancée Madge, décide de rendre visite à son vieil ami Verne Lawrence, connu à l'armée de nombreuses années auparavant. Prêt pour une petite semaine de repos en célibataire chez son ami qu'il n'a pas revu depuis longtemps, Alex est accueilli par la femme de Verne. La connaissant déjà pour avoir échangé de nombreuses lettres avec elle au cours des trois dernières années mais ne l'ayant jamais vue, Alex est aussitôt frappé par la beauté de cette femme brune à la peau claire. Il sera vite mis au parfum de l'ambiance dans cette immense bâtisse retirée dans la campagne non loin d'une petite ville de province. Le couple vit avec la mère de Verne, vieille femme presque infirme. Verne, quant à lui, a beaucoup changé et a l'air éteint, totalement hanté par des problèmes d'argent dans le milieu professionnel. D'ailleurs, à peine aura-t-il accueilli son ami qu'il prendra aussitôt congé pour une semaine de déplacement afin de tenter de sauver sa situation financière. Alex se retrouve donc seul chez Verne avec sa magnifique femme ainsi que la mère. Bien vite, malgré ses premières réticences, il succombera au charme fou de Petra. Conscient de son erreur, Alex s'empêtrera dans une passion torride, totalement aimanté par le corps parfait de cette divinité. Verne reviendra, mais toujours pressé par des affaires compliquées, il repartira aussitôt, priant son ami de l'excuser et l'invitant à rester se reposer et visiter la région en compagnie de sa femme. Voulant quitter les lieux dès le début et refuser cette histoire d'adultère, Alex finira par se contenter de l'absence de son ami et tombera à son insu dans le piège de l'amour. Avec Petra, il vivra des moments de folie amoureuse. Il comprendra aussi la charge que représente la vieille mère pour elle, une femme quasiment sourde, peu agréable à vivre et toujours à épier son entourage. Mais comment les amants vont-ils pouvoir assouvir leur passion ? Alex réussira-t-il à reprendre ses esprits et rejoindre sa bien-aimée à Chicago ? Pourquoi Verne ne voit rien de la réalité ? Comment ne pas devenir fou de Petra ? Beaucoup de questions dont les réponses seront dévoilées tout doucement à la lecture de ce petit chef-d'uvre... Car ce livre peut paraître à première vue assez classique : un thriller autour d'une sombre histoire d'adultère. En réalité, le texte est extrêmement bien écrit, ne laissant aucun temps mort. Chaque chapitre a son utilité, aucune description inutile n'est amenée, chaque mot, chaque phrase est bien pensé. Ainsi, le texte forme une unité parfaite autour du couple Alex-Petra. Dès les premières lignes, l'intrigue se met en place et le lecteur est happé dans cet univers hitchcockien. Les ambiances décrites sont remarquables, sobres, dépouillées mais totalement efficaces. La psychologie du personnage principal est également dense et très réaliste. Bref, un bijou qui se dévore et où la tension monte crescendo jusqu'au final. À déguster sur une musique de Herrmann évidemment ! Extrait : « Nous sommes restés assis trois quarts d'heure devant un rôti de buf saignant. J'ai fait la connaissance de la mère de Verne. Pas de doute. Il y avait bien trois macchabées à cette table : la vieille, Verne et le rôti de buf. » [Critique publiée le 08/10/07] ![]() D E S F L E U R S P O U R A L G E R N O N Daniel Keyes - 1959 J'ai Lu - 311 pages 16/20 Une leçon de tolérance ![]() Deux scientifiques ont mis au point un traitement pour développer l'intelligence chez les sujets en retard. L'expérience sur la souris de laboratoire, Algernon, est un succès. Ils décident de la tester sur un être humain : Charlie. Petit à petit puis de plus en plus rapidement, les capacités intellectuelles de Charlie vont s'accroître jusqu'à aller bien au-dessus de la moyenne. Surdoué, Charlie va découvrir la soif d'apprendre et se consacrer à améliorer les recherches le concernant. Il apprendra également le piano, de nombreuses langues. Sa découverte des femmes et du sentiment amoureux fera également partie de sa nouvelle « naissance ». Malheureusement, Algernon va commencer à régresser puis dépérir jusqu'à la mort. Se sachant condamné, Charlie va entamer une longue descente en enfer, conscient d'avoir vécu une expérience unique. Ce livre d'anticipation offre une vision de tolérance à l'égard des personnes handicapées mentales. Il pose également la question suivante : sommes-nous vraiment plus heureux qu'eux ? Devenu un classique aujourd'hui, ce récit a obtenu le prix Hugo en 1960. ![]() J É R É M I E ! J É R É M I E ! Dominique Fernandez - 2006 Grasset - 292 pages 17/20 Voyage à Haïti pour le prix d'un livre ! ![]() Fasciné par son père, mort en véritable héros alors qu'il était tout jeune, Fabrice apprend la vérité à son propos. Cette remise en cause totale le conduit à vouloir partir loin pour exorciser ses démons. Passionné de littérature et particulièrement intéressé par l'uvre d'Alexandre Dumas, il s'engage pour un périple humanitaire vers l'île d'Haïti. Son but à travers ce voyage est d'aider un pays pauvre mais aussi d'enquêter sur la grand-mère du célèbre auteur, négresse mariée à un colon blanc à l'époque de l'esclavagisme. Quittant son amie Karine et sa mère, Fabrice prend le risque de suivre une petite communauté de jeunes venus des quatre coins de la planète et placée sous l'égide d'un étrange mécène suisse. La majeure partie du livre est une invitation à la découverte d'Haïti et de ses habitants. Dominique Fernandez aborde ainsi différents thèmes qui sont toujours d'actualité : la traite des noirs, la France et ses colonies, le tourisme de masse, la cohabitation pays pauvres et pays riches, la puissance et la décadence du communisme. À travers le parcours de Fabrice, le lecteur apprend également l'histoire de la famille Dumas, depuis le grand-père venu sur l'île pour installer une plantation avec son frère jusqu'au père, général ayant connu gloire et déboire sous le commandement de Napoléon. En plus de traiter de façon approfondie des sujets délicats, l'auteur le fait avec une verve littéraire remarquable. On est là dans la grande littérature française de tradition. Une écriture posée, réfléchie, parfaitement aboutie sur le plan artistique. Pas étonnant d'apprendre que Fernandez a déjà eu le prix Goncourt (1982) ! La fin du roman est quant à elle surprenante. Fabrice va réaliser une véritable introspection de ses états d'âme et découvrir un pan méconnu de sa personnalité. Un autre personnage clé jouera un rôle primordial dans cette découverte. L'ultime page coupe le souffle au lecteur et en révèle beaucoup sur les passions humaines. Bref, un livre vraiment intéressant qui aborde une grande quantité de thèmes, tout cela dans l'ambiance moite et suave d'une île des Caraïbes, et qui est empreint d'un nombre important d'éléments biographiques issus du parcours de l'auteur... ![]() 1 4 9 2 , L A C O N Q U Ê T E D U P A R A D I S Robert Thurston - 1992 France loisirs - 273 pages 16/20 Rendez-vous avec l'Histoire ![]() Convaincu de la rotondité de la Terre et qu'il existe par conséquent une route vers l'ouest menant vers les Indes, Colomb réussit à convaincre le royaume d'Espagne de lui faire confiance. À l'époque où l'Espagne montre sa puissance et reprend Grenade aux maures (1492), Isabelle de Castille se laisse séduire par ce marin et rêve déjà de nouvelles richesses pour son pays. Le 3 août 1492, trois caravelles (la Santa Maria, la Niña et la Pinta) quittent l'Europe. Le 12 octobre, elles atteignent San Salvador (île des Bahamas). Colomb décrit ce Nouveau Monde avec beaucoup d'émotions. Les indigènes, surnommés malencontreusement « indiens », vivent dans une nature digne du paradis. Tout y est douceur, innocence, volupté. Colomb va construire des cités et tenter de christianiser les indiens, il cherchera également de l'or en grande quantité pour séduire les rois d'Espagne à son retour. Il ramènera quelques indiens en Espagne et refera trois autres voyages vers les Amériques, repoussant à chaque fois un peu plus loin sa découverte de nouveaux territoires. Les colons exacerberont vite les passions, apporteront des maladies de l'Ancien Monde, répandant la mort sur leur passage. C'est le choc de deux civilisations, deux continents qui ont évolué séparément. C'est l'histoire d'un homme, convaincu d'apporter le bien mais qui sera vite dépassé par les événements et finira dans l'oubli et le déshonneur, persuadé d'avoir atteint les Indes jusqu'à sa mort en 1506. Un livre concis, rapide à lire et qui retrace de façon claire les grandes étapes de la découverte de l'Amérique par Christophe Colomb. ![]() H A R J U N P Ä Ä E T L ' H O M M E O I S E A U Matti Yrjänä Jnsuu - 1993 Gallimard - 430 pages 12/20 Un rythme un peu laborieux ![]() Le récit est classique et manque un peu de rebondissements. Les premiers chapitres donnent l'eau à la bouche mais l'action se déroule lentement au fil des pages et les événements tardent un peu à arriver. De plus, la fin peut laisser le lecteur pantois en lui donnant l'impression que l'auteur s'en sort par une queue de poisson. ![]() C U L - D E - S A C Douglas Kennedy - 1994 Gallimard - 291 pages 14/20 Un voyage en Australie qui tourne au cauchemar ![]() Nick, journaliste américain, décide de casser la monotonie de son existence en prenant l'avion pour le continent des kangourous. Décidé à traverser l'Australie du nord au sud, il achète sur place un Combi VW et se lance sur la route. Il rencontrera une fille, Angie, qui deviendra sa compagne. Mais Angie se révèle être une vraie garce : elle plonge Nick dans le sommeil et prend le volant pour une destination perdue. Nick se réveillera en plein désert, dans une communauté de fous. Pris au piège par une famille qui a décidé de rester vivre dans une ancienne ville minière désaffectée en plein cur du Bush australien, le héros de ce roman se verra demander en mariage par Angie pour agrandir la famille. Face à ce clan de marginaux cinglés, il n'aura de cesse de trouver une solution lui permettant de quitter cette souricière... Cette histoire se lit rapidement et accroche le lecteur dès la première page. Kennedy joue avec les nerfs du lecteur en l'enfermant dans cet huis clos palpitant. On retrouve ici un univers à la Brussolo : un personnage livré à un univers totalement baroque et pourtant bien réel. L'idée originale aurait peut-être pu déboucher sur un livre plus long avec davantage d'événements et de développements autour de la famille d'Angie. ![]() L A N E F D E S F O U S Richard Paul Russo - 2006 Le Bélial' - 417 pages 18/20 Rencontre avec une autre civilisation... ![]() Dans un lointain futur, notre planète n'est plus viable mais les humains ont depuis longtemps colonisé l'univers. Une de ces colonies vit à l'intérieur d'un immense vaisseau baptisé l'Argonos. Une véritable société s'y est formée (avec des castes de riches, de religieux et de soutiers). Bartolomeo Aguilera est un être difforme car handicapé, mais il est appareillé par un système sophistiqué lui permettant de se mouvoir aisément. Malgré sa condition sociale modeste, il est un ami d'enfance du commandant du vaisseau : Nikos. D'autres personnages jouent également un rôle important dans la trame de l'histoire : l'évêque Soldano, véritable tyran qui veut prôner la religion catholique dans tout l'univers et aimerait prendre les commandes du vaisseau, le père Veronica, confidente de Bartolomeo, Pär, un nain également fidèle ami du narrateur, ... Bref, tout ce microcosme va soudain découvrir un vaisseau issu d'une autre technologie, visiblement abandonné. Commencera alors une expédition passionnante à la découverte de la plus extraordinaire rencontre entre l'humanité et une autre civilisation. Petit à petit, l'équipe découvrira un monde totalement nouveau et progressera sous la direction de Bartolomeo (on pense bien sûr au chef-d'uvre Rendez-vous avec Rama). Au bout de plusieurs heures d'exploration, une surprise de taille fera son apparition faisant basculer le récit dans une ambiance plus glaciale et intrigante. La dernière partie du livre est, quant à elle, terriblement prenante. Le suspense y est à son comble et nous mène crescendo jusqu'au final ! L'auteur décrit avec rigueur son univers et nous fait progresser tout doucement dans les tourments de l'Argonos. Il aborde également la problématique de la croyance dans la religion catholique en opposant les idées de Bartolomeo et du père Veronica. Le lecteur y découvrira un point de vue très intéressant concernant le pouvoir de libre arbitre offert aux hommes par Dieu. L'histoire peint également avec précision les luttes de pouvoir au sein d'une société fermée et cloisonnée. C'est au final un excellent roman, soigné à tout point de vue et surtout capable de bluffer l'imaginaire des plus cartésiens d'entre nous. ![]() L A P L A G E Alex Garland - 1995 Le Livre de Poche - 474 pages 14/20 Le mythe de Robinson revisité ![]() L'idée est originale. Ce microcosme en apparence paisible trahira vite les vices humains. L'auteur pose une fois de plus la question du modèle de société parfaite. Le livre est un peu long et ne possède pas de vrai fil directeur. Il réside davantage dans une succession d'épisodes autour des différents personnages. Le film qui en a été adapté, avec dans le rôle principal Leonardo Di Caprio, prend beaucoup de liberté par rapport au texte. Curieusement, ce film, bien que moyen, possède davantage de rythme que le livre. Bref, une énième variation sur le thème de Robinson Crusoé... ![]() L E L I È V R E D E V A T A N E N Arto Paasilinna - 1975 Gallimard - 236 pages 16/20 Histoire légère en Finlande ![]() Vatanen, désabusé par sa femme, son boulot et la vie en général heurte par accident un lièvre sur le bord d'une route. Il va alors le recueillir puis le soigner. Commencera alors la plus folle des aventures pour les deux compagnons. Ensemble, ils parcourront toute la Finlande, découvriront des paysages divers, feront la connaissance d'une galerie de personnages déjantés, chasseront l'ours, passeront par la case prison, découvriront l'amour d'une femme... Voyage initiatique ou farce de cirque, cette épopée fait penser avec sourire aux déambulations d'un Mr Hulot dans le cinéma français des années 50. Tout n'est que dérision et légèreté pour le personnage principal qui ne se fâche jamais et accepte toujours avec philosophie les vicissitudes de son aventure. Mais derrière cette fable se cache un message destiné à prôner les bienfaits du contact avec la nature et à démontrer que l'humilité face aux événements rend stériles tous les tracas causés par nos modes de vie souvent bercés par la futilité. ![]() L A D O U C E E M P O I S O N N E U S E Arto Paasilinna - 1988 France Loisirs - 217 pages 16/20 Humour noir au pays des rennes ![]() Apeurée, Linnea se concocte un poison mortel afin de pouvoir s'échapper rapidement de cette vie devenue déprimante à cause de son neveu. Par un concours de circonstances imprévu, ce poison ne lui sera pas injecté à elle mais à l'un des protagonistes du dangereux trio. Et Linnea, sans le savoir, va attirer sur elle les foudres de ses ennemis qui ne penseront plus qu'à l'éliminer... Malheureusement pour eux, une personne âgée peut être bien plus vigoureuse et maligne que prévu. De nombreuses situations rocambolesques et plusieurs quiproquos viendront ponctuer leur petite guerre mettant Kauko et ses compères dans une situation de plus en plus difficile. Comme à son habitude, Arto Paasilinna est resté fidèle à son style : un décor planté en Finlande (d'Helsinki jusqu'à Rovaniemi en Laponie), de l'humour noir à chaque page, une écriture aérée et efficace, des personnages attachants, des situations cocasses. C'est un auteur qui sait se démarquer des autres et cultiver l'amour de son pays. Il a également un talent incroyable pour mettre en scène des scénarios d'une originalité décoiffante et tout cela avec ce petit zeste de poésie et de légèreté qui lui est propre. [Critique publiée le 09/10/07] ![]() R E P L A Y Ken Grimwood - 1988 Points - 360 pages 19/20 Un bouquin génial ! ![]() Recommencer sa vie en ayant la mémoire du futur ! Connaître les résultats des derbys, savoir que Kennedy va être assassiné et à quelle heure précise, cela a de quoi vite faire tourner la tête. Et quand ce phénomène extraordinaire recommence plusieurs fois de suite, on peut tout essayer dans la vie et expérimenter tous les fantasmes du commun des mortels !! Ce livre se lit d'une traite et l'idée de départ est très bien exploitée. Il possède également une dimension métaphysique et spirituelle en tentant de donner un sens à notre vie, au temps présent, passé et futur. Avec une aventure qui paraît être une chance pour le héros, l'auteur nous rassure en fin de livre et nous démontre encore une fois que le bonheur se conjugue toujours au présent... ![]() L A B R È C H E Christophe Lambert - 2005 Fleuve Noir - 210 pages 14/20 Pour les amateurs d'uchronie ![]() C'est au difficile exercice de l'uchronie (on prend une date de l'histoire et on imagine ce qu'il se serait passé si tel événement ne s'était pas déroulé comme en réalité) que se livre le jeune auteur français Christophe Lambert (à ne pas confondre avec son homonyme du cinéma). Une uchronie qui prend pour explication un voyage dans le temps, thème ô combien passionnant. Mais thème très prise de tête aussi ! Le présent de l'histoire se déroule en 2060 et le voyage dans le temps est maîtrisé par les militaires. La télé-réalité est de plus en plus perverse et le nouveau show consiste à remonter le temps pour filmer des événements trashs du passé (la mort de Kennedy par exemple). La loi de l'audimat régnant sur l'éthique, c'est le débarquement de Normandie que se propose de suivre l'équipe de l'émission. Bien sûr, les voyageurs du temps doivent respecter un système de règles ayant pour but de ne pas modifier le cours des événements. On devine aisément que ces règles vont être involontairement transgressées. Un historien et un reporter de guerre acceptent la mission et sont débarqués le 6 juin 44 sur les côtes normandes. Dès lors, ils vont sombrer dans un enfer et ouvrir une « brèche » laissant cxister deux futurs possibles. Ils devront réparer leur erreur et faire triompher le futur (pour eux présent) tel qu'il a eu lieu. Ce livre présente trois intérêts notables : 1/ faire revivre le débarquement et l'auteur s'est apparemment beaucoup documenté pour cela. 2/ écrire une histoire de science-fiction et présenter une nouvelle vision du voyage dans le temps, on connaît à quel point c'est un défi car les paradoxes y sont toujours nombreux. 3/ dénoncer les dérives de la télé-réalité qui est devenue omniprésente aux États-Unis et qui défraye aussi régulièrement la chronique en Europe. Au final, on obtient un bon bouquin duquel il est difficile de lâcher prise. La fin, quant à elle, pose de nouvelles questions sur la possibilité du voyage dans le temps. Seul bémol peut-être, on aurait aimé plus de densité dans le caractère des personnages, leurs relations, ... Remarque : ce livre ressemble étrangement au roman Les jeux de l'esprit (Pierre Boulle, 1975). Coïncidence ou plagiat ?? ![]() T A R E N D O L René Barjavel - 1946 Gallimard - 583 pages 17/20 L'Amour par Barjavel ![]() Jean aime Marie. Marie aime Jean. Avec une simplicité d'écriture que beaucoup d'écrivains peuvent envier, avec ce style poétique inimitable, et avec cet humour souvent caustique envers le progrès et les hommes, l'auteur peint la rencontre de deux adolescents, l'amour fou qui va les unir, la guerre stupide qui va les séparer et le destin qui va les lier à tout jamais, là-bas dans la clairière où les fleurs sentent l'amour... Une histoire qui se lit vite, qui serre le cur, qui élève au plus haut rang des sentiments l'Amour absolu, celui avec un grand A. Une tragédie construite autour d'une galerie de personnages attachants et profondément humains. Très émouvant... ![]() S O L E I L V E R T Harry Harrison - 1966 Pocket - 191 pages 13/20 Un écologiste avant l'heure ![]() Mers polluées, ressources épuisées, surpopulation, voilà le contexte dans lequel évolue le personnage principal. Andy est policier et il est chargé d'élucider le meurtre d'un gros bonnet de la ville. Vivant avec son ami Sol, vieux personnage qui a connu les vertes prairies et la cuisine d'antan, Andy rencontrera l'amour sous les traits d'une magnifique fille prénommée Shirl. L'intérêt de ce livre ne réside pas dans l'histoire policière, somme toute banale et sans grand rebondissement, mais bien dans la description du New York futur : ces gens qui se battent pour obtenir leur ration d'eau chaque jour, ces sans-abris entassés à même la rue auxquels les nantis ne font même plus attention et qui sont piétinés sans état d'âme, ces images du passé qui sont autant de trésors perdus, cette nourriture fade et uniforme faite à base de plancton marin... D'ailleurs, l'auteur lance un cri d'alarme dès les premières pages et établit un bilan de la situation à venir. Quand l'anticipation rejoint la réalité... Visiblement, l'homme n'a pas modifié son comportement depuis et à au contraire augmenté sa consommation des ressources de la planète. À l'heure où l'on parle de plus en plus de la prochaine pénurie du pétrole, un changement de cap est-il encore imaginable ? Prions pour que la réponse soit oui et tout de suite. Remarque : ce livre a été porté au cinéma en 1973 par le réalisateur Richard Fleischer avec pour acteur principal Charlton Heston. Fait rare, le film est bien meilleur que le livre car l'intrigue est grandement enrichie et un suspense latent mène le spectateur jusqu'à la fin pour découvrir un secret terrible. ![]() F U N É R A R I U M Brigitte Aubert - 2003 Seuil - 349 pages 12/20 Une fin bâclée ![]() Jusqu'au jour où c'est une petite fille sur laquelle il doit effectuer ce travail morbide. L'enfant d'une grande famille bourgeoise. Devenant ami avec Aicha, la bonne de leur propriété, Moreno va à plusieurs reprises être amené à côtoyer ce milieu guindé très différent du sien. Il va découvrir une multitude de caractères bien trempés : du père trop propre pour être honnête, à la mère plongée dans une dépression permanente en passant par une ribambelle d'enfants aux comportements parfois troublants. À cela se rajoutent les voisins et amis de cette famille qui apportent leur lot de mystères au moulin. Le héros va devenir, malgré lui, résolu à en savoir plus sur les véritables circonstances de la mort de cette enfant. Suspense, meurtres, relations amoureuses vont agréablement donner le rythme à ce polar écrit par une française. Le livre se lit à toute vitesse et nombreuses sont les fausses pistes sur lesquelles l'écrivain s'amuse à nous conduire. C'est peut-être là d'ailleurs où le bât blesse. La fin n'est pas à la hauteur de l'intrigue. On s'imagine volontiers des relations plus complexes entre les protagonistes de l'histoire, une névrose insoupçonnable apparaître au grand jour. Mais finalement, Aubert ne va pas chercher bien loin la vérité et, somme toute, le dénouement ne déplace pas des montagnes. Bref, un thriller digne de ce nom mais dont la fin rapidement amenée en quatre pages, laisse un goût légèrement amer dans la bouche... ![]() L A P A R T D E L ' A U T R E Éric-Emmanuel Schmitt - 2001 Le Livre de Poche - 503 pages 18/20 Un sujet casse-gueule traité avec brio ![]() Ce livre, à la dimension philosophique, se base sur une uchronie. Imaginez ce que serait devenu Hitler, et par la même le monde d'aujourd'hui, si celui-ci avait été reçu à l'Académie des beaux-arts en 1908. Éric-Emmanuel Schmitt construit à partir de cette hypothèse deux Hitler. L'un, celui que l'on a malheureusement connu et l'autre, celui qu'il aurait pu être. Une biographie précise et détaillée entremêlée à une fiction totalement crédible. On apprend dans ce pavé qui se lit d'une traite que le jeune Adolf était un être très correct, passionné par les arts et plutôt renfermé sur lui-même. Son échec aux beaux-arts est vécu comme une erreur et il reste persuadé qu'il est un génie incompris. À partir de là, il n'aura de cesse de se croire exceptionnel et de négliger sa socialisation parmi les hommes. La première guerre mondiale qui lui donnera une place dans la communauté humaine valorisera l'armée à ses yeux. La défaite de l'Allemagne exacerbera sa haine du juif, pour lui responsable de cet échec. Son putsch raté, la rédaction de son livre en prison, son élection à la tête de l'Allemagne feront de lui un homme qui va se conforter dans son idée de regrouper les peuples d'origine germanique dans la Grande Allemagne. Et l'on connaît la suite... Les camps de concentration, la fin dans le bunker souterrain et le suicide près de sa femme Maria Von Braun. L'autre Adolf est celui qui a su faire face à ses problèmes, celui qui a su, sans honte, accepter ses défauts et les soigner. Celui-là aura des enfants, deviendra peintre puis professeur et finira tranquillement en Californie, un goût amer dans la bouche car jamais vraiment reconnu sur le marché de la peinture... Le livre est savamment orchestré, les deux parcours intelligemment décrits, et, sans doute le plus important aux yeux de l'auteur, cette uvre donne à réfléchir sur le monstre qui sommeille au fond de chacun d'entre nous et sur les circonstances qui peuvent amener celui-ci à prendre le dessus et à conduire à la catastrophe. À noter : le journal très intéressant en fin de livre qui relate les combats et sacrifices qu'a dû mener l'auteur. ![]() L E G A R D I E N D U F E U Anatole Le Braz - 1900 Terre de brume - 184 pages 19/20 Une écriture somptueuse ![]() Le gardien-chef, Goulven Denès, est originaire du Léon (nord Finistère) et a fait connaissance lors d'une escale antérieure d'une jeune fille de Tréguier prénommée Adèle... Les deux jeunes gens vont s'aimer et partir s'installer sur la pointe du Raz car Goulven doit assurer périodiquement la relève à Gorlébella. Tout se passe pour le mieux même si la rudesse des paysages rend nostalgique Adèle qui songe tristement à son Trégor natal... Un poste vacant au phare et c'est un autre trégorrois (Louarn), cousin éloigné de l'épouse du gardien, qui vient s'installer dans le coin. Cette tierce personne va tragiquement faire basculer Goulven dans la folie. Alertée par l'îlienne, cette femme sombre et mystérieuse, le narrateur va comprendre la tromperie. Mariée à lui devant Dieu, la belle Adèle en aime un autre devant le diable. Laissant les deux amants dans l'ignorance de son dégoût, Goulven va méthodiquement tisser un piège diabolique afin de se venger efficacement du tandem maudit... Ce roman est sombre tant dans l'histoire elle-même de cette vengeance préméditée que dans le contexte où elle se déroule. Le paysage dur et semi-désertique du Raz de Sein vient ajouter une dimension mélancolique et tragique au désespoir du mari trompé. Une sorte de fatalité est inscrite dans le décor ainsi que le sent le couple lorsqu'il arrive dans ce pays (on retrouve ici un pessimisme identique à celui développé dans les uvres de l'anglais Thomas Hardy à la même époque). Tout au long de l'intrigue, la noirceur de Goulven ne fera qu'augmenter. Une histoire terrible où les moments de félicité sont plus que rares, mais une histoire ô combien magistralement écrite d'une main de maître par le costarmoricain Anatole Le Braz. On devine aisément à travers son texte qu'il est aussi poète car force est de constater que c'est superbement bien écrit. Le livre est une peinture où la gravité des caractères et des paysages sont autant de coups de pinceaux tempétueux sur une toile gigantesque qui représenterait un couple déchu sur les landes bretonnes déchirées par le fracas des vagues. Il est intéressant de re-situer l'uvre dans son contexte de fin du XIXe siècle : les rapports géographiques et par conséquent socio-culturels n'ont pas grand-chose à voir avec la situation présente. Ainsi, Léon et Trégor sont presque deux pays différents et le mariage entre Goulven et Adèle est déjà pour certains un mauvais signe. L'auteur décrit à merveille la Bretagne d'antan et définit avec précision les différences dans les traits de caractère entre habitants du nord et habitants de l'ouest. À noter qu'Anatole Le Braz s'est inspiré d'un fait divers. Le film de Philippe Lioret, L'équipier sorti en 2004, ressemble étrangement au livre Le gardien du feu et même si la folie destructrice de la fin n'a pas lieu, on retrouve la même intrigue en triangle entre un gardien, sa femme et la relève... ![]() L ' Î L E Robert Merle - 1962 Gallimard - 696 pages 18/20 La naissance d'une société ![]() Le capitaine du vaisseau, appelé ici Blossom, est assassiné et le nouvel équipage fait escale à Tahiti. Là, les hommes ont le choix : rester sur cette terre paradisiaque mais avec un risque très élevé d'être retrouvés par des marins anglais puis ramenés au pays pour y être jugés ou alors partir sur l'océan en quête d'une île éloignée de toutes routes maritimes et fonder une nouvelle communauté, avec la certitude de ne plus jamais revoir l'Angleterre. Neuf britanniques décident de tenter l'aventure. Ils seront accompagnés par des autochtones de Tahiti pour aider à manuvrer le navire : douze femmes et six hommes. A bord du Blossom, ils continuent donc leur route dans l'océan Pacifique pour atteindre l'île de Pitcairn, petit massif rocheux cerclé de falaises difficilement accessibles pour d'éventuels envahisseurs. Le héros, Purcell, est accompagné de sa femme tahitienne, Ivoa. Ainsi, tout semble présent pour vivre dans un monde enchanteur, loin de toutes les vicissitudes humaines. Malheureusement, cette microsociété va reproduire à son échelle ce qui se produit inéluctablement, semble-t-il, à l'échelle d'un pays. L'infériorité des tahitiens sera une vérité absolue pour certains britanniques qui n'auront de cesse d'exacerber le racisme entre les habitants de l'île. Cela créera des tensions guerrières lors du partage des terres ou des femmes. Purcell, figure romantique et idéaliste, tentera en permanence de désamorcer les tensions et de rendre équitable pour tous la vie sur cette île généreuse. Cette épopée, gros pavé de cinq cents pages, renoue avec des thèmes chers à Robert Merle. La construction d'une société nouvelle et juste, déjà longuement évoquée dans son uvre Malevil, est-elle une utopie ? La vie dans un monde clos, qui peut devenir une véritable prison, est aussi un sujet abordé, tout comme dans son reportage sur la vie à bord d'un SNLE (Sous-marin Nucléaire Lanceur d'Engins) dans Le jour ne se lève pas pour nous en 1986. Les personnages de L'île forment un panel de toutes les passions humaines. Purcell, le personnage principal, qui se veut bon avec chacun de ses compatriotes, anglais ou tahitiens, et qui finalement se pose de nombreuses questions sur l'inéluctabilité d'une telle dérive. Il luttera cependant jusqu'au bout et refusera toujours d'employer la force. Mac Leod, écossais au caractère bien trempé, qui voudra toujours manipuler les plus faibles pour les dresser contre ceux qu'il veut affaiblir. Mason, le capitaine de vaisseau, qui restera toujours fermé et observera sur l'île les mêmes règles hiérarchiques qu'à bord de son navire. Puis viennent toutes ces femmes, très belles et innocentes, qui seront pour la plupart soumises à leur « tané » (mot tahitien désignant compagnon). Robert Merle nous démontre avec une grande logique pourquoi nos sociétés ont tant de mal à vivre paisiblement. Est-il pessimiste ? Sans doute que sa vision du monde moderne le faisait douter. Mais la lumière de la vie s'accroche toujours et se faufile partout, même là où la déchéance règne. Le petit Ropati en sera la preuve... L'écriture, quant à elle, est remarquable. Beaucoup de style et d'élégance viennent émailler les propos de l'auteur. La narration de Robert Merle est exemplaire, respectueuse du beau et bon français. Le lecteur sentira le côté très « british » (pour mémoire, Robert Merle était agrégé d'anglais) de son art de raconter : de nombreux détails, des descriptions approfondies, des explications abondantes, un langage soutenu. Un roman qui fait presque figure d'essai sur la constitution d'une société mais qui sait garder sa propension à nous faire rêver et voyager très loin vers les merveilles de la Polynésie. [Critique publiée le 26/02/08] ![]() M A L E V I L Robert Merle - 1972 Gallimard - 634 pages 18/20 Le nucléaire : la folie de l'homme ![]() Dans un château, à Malevil, Emmanuel Comte et ses amis en pleine discussion politique au moment du drame ont survécu. Mais lorsqu'ils rallument la radio, ils se rendent compte du vide des ondes, un vide glaçant. Ils vont rapidement comprendre : la menace atomique est devenue réalité, un fou a fait tomber le premier domino de la dissuasion nucléaire. Emmanuel et ses amis vont apprendre à reconstruire une société où les repères d'Avant ont disparu. Retour à la case départ du Moyen Âge. Retour aux famines, aux maladies et à la guerre. Ce livre retrace avec détail et émotion le microcosme qui se développe dans une enceinte fortifiée. Avec de nouvelles règles militaires et sociales telles que la mise en place de sentinelles pour veiller jour et nuit sur d'éventuels brigands, la fin de la monogamie (les femmes étant minoritaires par rapport aux hommes), la richesse de la nature et des animaux, Robert Merle nous montre à quel point notre avenir et même notre présent sont en permanence menacés par une épée de Damoclès et nous apprend que l'humilité et le partage sont des valeurs toujours triomphantes. ![]() L E S R O M A N S C U L T E S
Voici les livres qui m'ont véritablement marqué. Ils possèdent chacun, à mes yeux, des qualités rarement présentes dans la littérature en général.
Tous ont en commun une puissance fictionnelle hors norme et ont considérablement contribué à la grande évasion littéraire que je chéris tant. Plus puissant que l'image devenue omniprésente dans le monde actuel, l'écrit reste de loin la technique indépassable dans la stimulation de l'imaginaire. Et les titres cités ci-dessous en sont la preuve bien réelle. L'ordre de présentation adopté ne reflète en aucun cas un quelconque classement de valeur. Il s'appuie uniquement sur le tri chronologique selon la date de parution originale. ![]() Robert Merle - 1972 En 1977, une brutale catastrophe nucléaire survient. Reclus dans un château en Dordogne au moment du cataclysme, Emmanuel Comte et ses amis ont survécu. Petit à petit, malgré le silence pesant et l'odeur omniprésente de la mort, la communauté se met au travail pour bâtir une nouvelle société humaine. Robert Merle, à travers son style littéraire classique et élégant, narre avec brio une robinsonnade post-apocalyptique : comment tout reconstruire au sein d'une civilisation redevenue primitive sur le plan technologique ? Un grand roman épique et inoubliable ! ![]() Ken Grimwood - 1988 Un beau jour de 1988, Jeff Winston meurt victime d'une crise cardiaque. Il se réveille par miracle vingt-cinq ans plus tôt dans sa chambre d'étudiant. Le cours du temps reprend avec une différence de taille : Jeff se souvient de son ancienne vie et des événements qui s'y sont déroulés... Cette histoire est passionnante par son rythme et ses rebondissements, fascinante par l'ambiance des années 60 et vertigineuse par les multiples questions qu'elle soulève. Un excellent roman qui n'a pris aucune ride et rend honneur aux histoires de voyages dans le temps. ![]() Dominique Noguez - 1991 Au printemps 2010, Éric se repose seul dans l'appartement familial de Biarritz pour guérir d'une violente rupture amoureuse avec Laëtitia. Tiraillé par la nostalgie d'une relation passionnée, il doit également faire face à un monde extérieur de plus en plus menaçant dans lequel de mystérieux et inquiétants événements se font ressentir. La fin du monde, thème épique et considérable, est ici traité avec brio par Dominique Noguez. Ce roman total renferme des trésors de réflexion, un humanisme époustouflant, une histoire d'amour tragique et une langue portée à son point d'incandescence. Juste sublime. ![]() Donna Tartt - 1992 Un jeune américain intègre une université du Vermont afin d'y suivre des cours de grec ancien. Il se lie d'amitié avec les cinq autres élèves de la discipline. Le week-end, la bande d'étudiants rejoint une maison de famille située dans la campagne pour boire, étudier, rêvasser et organiser des bacchanales en l'honneur de Dionysos. Lors de l'une d'elles, un fermier du coin est tué par accident... Donna Tartt nous montre alors la descente en enfer du groupe d'amis suite à ce dérapage. L'écriture est très soignée et la tension psychologique palpable à chaque page ne laisse pas indemne ! ![]() Jean-Christophe Rufin - 2001 En 1555, durant la Renaissance, le roi Henri II désire contrer l'hégémonie du Portugal dans l'exploration du Nouveau Monde. Villegagnon, chevalier de Malte, est chargé de fonder une colonie au Brésil. Six cents personnes débarquent ainsi dans la magnifique baie de Rio de Janeiro avec deux enfants chargés d'apprendre à communiquer avec les indiens autochtones. Dans un style voltairien, Rufin lie la grande Histoire à la petite de façon magistrale à travers une aventure grandiose mêlant religion, politique et choc des civilisations. Une fresque captivante, érudite et humaniste ! ![]() Yann Moix - 2002 Bernard Frédéric est un ancien sosie de Claude François. À la foire aux asperges de Tigy ou sur le parking du Shopi de Garches, il a souvent repris les tubes de son idole. Aujourd'hui, résigné, il mène une vie rangée et routinière en travaillant dans un restaurant d'autoroute. Un concours de sosies organisé par l'émission C'est mon choix le fait à nouveau rêver ; il ressort alors pattes d'eph' et cols pelle-à-tarte... Jubilatoire, délirant, excessif, tragique ! Ce livre est une bombe alliant dialogues incroyables et message sur le besoin d'exister d'une classe invisible de la société. ![]() Alain Jaubert - 2004 1958. Antoine, jeune pilotin à bord d'un navire de commerce, fait escale à Valparaíso. Il dispose de vingt-quatre heures pour tout découvrir : lieux de perdition, filles de joie, plaisirs de la bouche, légendes de marins, funiculaires, chiens errants, escaliers infinis et vue magique sur l'océan Pacifique ! Sans oublier l'évanescente Paola... Spirituel, dépaysant, érudit, sensuel, délicat, ... La liste des adjectifs qualifiant ce chef-d'uvre est longue tant Alain Jaubert a réussi un tour de force miraculeux en nous immergeant dans les mille parfums de Valparaíso. Un roman initiatique de très haute facture ! ![]() Selden Edwards - 2008 Wheeler Burden, ancienne gloire du rock et spécialiste de l'histoire de Vienne, est agressé dans les rues de San Francisco. Il se retrouve alors subitement propulsé dans la capitale de l'Empire austro-hongrois en 1897 ! Désemparé mais fort de sa connaissance de Vienne et des chaos qui vont s'abattre sur l'Europe à l'aube du XXe siècle, il décide d'aller consulter un médecin encore inconnu : Sigmund Freud. Selden Edwards a travaillé durant trente ans sur ce roman dont le découpage oscille subtilement entre différentes temporalités. Le résultat est une histoire époustouflante, originale, vertigineuse et érudite. ![]() Jean-Marie Blas de Roblès - 2008 Au fin fond du Brésil, le journaliste Éléazard se lance dans la lecture d'un texte inédit sur la vie du jésuite Athanase Kircher. Véritable livre dans le livre, le lecteur est plongé dans des aventures extravagantes au cur du XVIIe siècle baroque. Parallèlement, sa femme et sa fille mènent chacune leur quête. La première recherche un fossile dans la forêt du Mato Grosso et la seconde le plaisir à travers le sexe et la drogue. Blas de Roblès réussit dans ce roman choral jubilatoire, à travers une langue magnifiée, à faire converger les destins de ses personnages vers la mystérieuse figure du religieux Athanase Kircher. Fabuleux ! ![]() Yann Moix - 2013 En partant de sa situation d'enfant battu et son rapport à la paternité, Yann Moix digresse sur une multitude de sujets en variant les styles littéraires. Ce pavé qui exige une grande attention oscille entre pièce de théâtre, traité de philosophie, encyclopédie, poème, texte religieux, ... De la fabrication de la bière par les égyptiens aux obsessions d'Alain Fournier pour les femmes, en passant par le big-bang ou la Grande Guerre, Moix a créé une uvre unique, indéfinissable, polymorphe, prodigieuse. Avec un sens de la formule inouïe, des saillies verbales hors-normes, l'auteur démontre la puissance totale de la littérature. ![]() Pierre Bordage - 2015 Une bulle géante apparaît un beau jour dans un champ. Un jeune enfant, attiré par ce curieux phénomène, s'en approche et disparaît. Progressivement, le phénomène se reproduit : des bulles qui se multiplient et des enfants qui sont enlevés par milliers... Pierre Bordage prend le lecteur par la main et l'embarque dans une incroyable histoire qui s'étale sur plusieurs générations. Ce grand roman de science-fiction peut être aussi vu comme une allégorie de la peur de l'autre et de l'incommunicabilité. La fluidité du récit et le découpage en chapitres ne sont pas sans rappeler les écrits de Balzac ou Dumas ! ![]() Yann Moix - 2018 En 2018, Yann Moix crie son indignation face au sort réservé aux migrants à Calais. Pour tenter de briser l'indifférence du pouvoir français, il le fait de trois façons : un film pour Arte, une lettre dans Libération et un livre rédigé en un mois et demi ! Dans la tradition de Zola, Yann Moix interpelle le président de la République avec brio, force et élégance littéraire. Voilà un livre nécessaire et sans concession sur un problème majeur. Loin du simple essai de journaliste, Dehors est aussi une grande uvre littéraire où la langue française sert avec jubilation à dénoncer l'absurde. ![]() B A N D E A U M A K I B O O K ![]() Voici le bandeau officiel Makibook. Si vous souhaitez faire un lien vers www.makibook.net, n'hésitez pas à déposer cette image sur votre site internet, blog ou tout autre support numérique. Envoyez-moi juste un petit e-mail pour me l'indiquer (contact [at] makibook.net). Merci d'avance ! ![]() P R I X L I T T É R A I R E Prix Littéraire des Hebdos en Région 2012 ![]() ![]() 12 septembre 2011 : suite à un encart paru dans le journal hebdomadaire La Chronique Républicaine, envoi d'une lettre de motivation pour faire partie du jury qui décernera le prix Littéraire des Hebdos en Région 2012. Ce prix, dont c'est la cinquième édition, est organisé par le Syndicat de la Presse Hebdomadaire Régionale (SPHR). Vingt-deux membres représentant l'ensemble des régions de France métropolitaine ainsi que la Corse vont être choisis. 03 octobre 2011 : promu juré pour la région Bretagne et convoqué le 19 janvier à la Société des Gens de Lettres à Paris, j'ai environ trois mois pour lire les dix romans sélectionnés par le magazine Lire. 19 janvier 2012 : rendez-vous à l'hôtel de Massa situé près de l'Observatoire de Paris. Cette magnifique demeure du XVIIIe siècle est le siège de la Société des Gens de Lettres. Un premier cocktail permet aux différents jurés de faire connaissance. Il sera suivi d'une séance de délibération et de votes arbitrée par Éric Lejeune (directeur du SPHR) et Philippe Delaroche (conseiller littéraire de François Busnel pour l'émission La Grande Librairie sur France 5 et rédacteur en chef adjoint du mensuel Lire). Les jurés prennent tour à tour la parole pour présenter leurs trois livres préférés. Deux premiers tours de vote permettent de mettre en avant Ces âmes chagrines de Léonora Miano, Et rester vivant de Jean-Philippe Blondel et Avant le silence des forêts de Lilyane Beauquel. Ce dernier titre remportera finalement haut la main le prix. Premier roman d'une lorraine totalement inconnue du monde de l'édition il y a un an, Avant le silence des forêts (publié chez Gallimard) raconte les états d'âme de quatre jeunes allemands envoyés combattre dans les tranchées durant la première guerre mondiale. L'écriture poétique époustouflante justifie parfaitement la récompense décernée ce 19 janvier 2012. La proclamation officielle du prix auprès des acteurs du monde de la presse et du livre suivie d'un apéritif dinatoire ont permis de clôturer la soirée en beauté. ![]() R E N C O N T R E A V E C L E K I N G ![]() Avec plus de 300 millions de livres vendus dans le monde, l'auteur du Maine est devenu une légende vivante des lettres américaines. Son uvre dresse un portrait sans concession de l'Amérique contemporaine en plongeant des individus ordinaires dans des situations extraordinaires, reflets de nos traumatismes et peurs les plus secrètes. En novembre 2013, le maître a pour la première fois fait officiellement le déplacement en France et en Allemagne pour promouvoir son dernier roman, Doctor Sleep, et surtout rencontrer ses lecteurs à diverses occasions. Ainsi, l'écrivain n'a pas été avare en apparitions publiques. L'émission La Grande Librairie de François Busnel a offert à ses téléspectateurs une soirée exceptionnelle consacrée à Stephen King invité en direct sur le plateau durant une heure. Patrick Cohen sur France Inter et Thomas Rozec pour Le Mouv' ont également bénéficié de sa présence en direct dans leurs émissions de radio respectives. Outre la conférence de presse internationale en présence de plus de deux cents journalistes dès son arrivée à Paris, Stephen King a clôturé son séjour d'une semaine par une conférence grandiose au Grand Rex ouverte à tous les inconditionnels de son univers. Le froid intense de cette fin d'année n'a pas empêché les lecteurs de toute génération et de toute origine sociale d'attendre de longues heures sur le trottoir longeant la mythique salle de cinéma parisienne. Ainsi, près de deux mille huit cents personnes ont eu la chance de voir en chair et en os ce type incroyable, fuyant les mondanités depuis ses premiers écrits, et autour duquel se sont par conséquent bâtis fantasmes et légendes au fil des décennies. Je n'ai pour ma part jamais vu une salle aussi fébrile. Même une star du rock peine à faire naître une telle excitation. Il y avait avant son arrivée sur scène une émotion palpable, une lourdeur dans l'air qui annonçait qu'un événement hors norme allait se produire. Cette description pourrait paraître exagérée bien sûr. Mais une intense émotion était là et chacun savait qu'une rencontre unique et inoubliable allait se produire ce samedi soir. Une rencontre rêvée par certains, jamais imaginée possible par d'autres. Que l'on soit accroc ou pas à ses romans, la création de Stephen King revêt presque du passage obligé pour n'importe quel jeune qui se construit une identité littéraire. On lit Jules Verne, Tintin et aussi Stephen King au moins une fois. Des romans comme Ça, Salem ou Simetierre font désormais partie de l'imaginaire collectif et leur auteur est une sorte de grand-frère pour beaucoup... Son talent pour raconter des histoires, prendre par la main le lecteur est indiscutable. Ce 16 novembre 2013, c'est un américain normal qui est monté sur scène, un gars ébahi par l'accueil et sans doute fatigué par cette folle semaine marathon en France. Toujours vêtu simplement, Stephen King n'a pas la grosse tête et dit aimer son petit rythme quotidien d'artisan de l'écriture. Il semble finalement ne pas bien faire le lien entre l'activité qui le passionne et l'ampleur mondiale de son aura... Merci à lui d'être venu offrir une rencontre unique à ses lecteurs car cela ne se reproduira sans doute plus. Stephen King semble attaché à son Maine natal, à sa vie tranquille, à son atelier dans lequel il passe toutes les matinées de l'année - sauf celle de Noël - à boire son thé, écouter du rock et imaginer les histoires qui elles, en revanche, nous éloigneront avec brio de notre quotidien. © Photo affiche dans Paris - Makibook. ![]() P R I X L I T T É R A I R E Prix Livre & Mer Henri Queffélec 2015 ![]() Alain Jaubert et les six jurés (16 janvier 2015 - Marinarium de Concarneau) © Photo - Antoine Burel / Ouest-France Concarneau. 31 décembre 2014 : suite à un appel à candidature paru sur le site internet du festival Livre & Mer, envoi d'une lettre de motivation pour faire partie du jury qui décernera le prix Littéraire Henri Queffélec 2015. Ce prix sera décerné lors de la trente-et-unième édition du festival début avril. Le président du jury est Alain Jaubert, l'auteur du prodigieux roman Val Paradis. 16 janvier 2015 : promu juré, je suis invité au Marinarium de Concarneau pour faire connaissance avec les cinq autres membres du jury. C'est également l'occasion de retrouver Alain Jaubert dans un cadre agréable... Les six romans en lice pour le prix Henri Queffélec sont présentés au jury et à la presse : Nous étions le sel de la mer (Roxanne Bouchard) Valse barbare (Daniel Cario) Nord-Nord-Ouest (Sylvain Coher) La Grande Nageuse (Olivier Frébourg) Plus rien que la mer et le vent (Christine Montalbetti) Une femme simple (Cédric Morgan)
![]() Le jury se prépare à élire le prix Littéraire Henri Queffélec (28 mars 2015 - Concarneau) © Photo - Françoise Conan / Ouest-France Concarneau.
28 mars 2015 : rendez-vous au restaurant L'Amiral face à la cité close de Concarneau pour une séance de délibération qui a duré presque deux heures. Sous la houlette du président du jury, Alain Jaubert, et de la directrice littéraire du festival Livre & Mer, Christelle Capo-Chichi, chaque juré exprime son ressenti pour chacun des six livres en lice. Les avis sont assez divergents et, après un premier tour de table, les trois romans suivants sont sélectionnés : Plus rien que la mer et le vent, Nord-Nord-Ouest et Une femme simple. Les discussions sont passionnées au sujet des deux premiers qui sont les grands favoris. C'est finalement Plus rien que la mer et le vent de Christine Montalbetti qui remporte le prix Littéraire Henri Queffélec 2015 (proclamé officiellement lors de la soirée d'ouverture du festival le vendredi 3 avril suivant). La délibération se poursuit par des agapes mêlant poisson frais, vin blanc et croustillant chocolat. Un moment savoureux et précieux pour une tablée composée uniquement d'amoureux transis de littérature ! ![]() Le jury au complet entoure son président Alain Jaubert (28 mars 2015 - Concarneau) © Photo - Makibook. ![]() Dernière mise à jour : 10/03/23 [ - Site internet personnel de critiques littéraires par Makibook. Mise à jour régulière au gré des nouvelles lectures ] Pour toute information : contact [at] hardinski.net ![]() ![]() ![]() ![]() ![]() |